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mercredi

J.M.G. Le Clezio «La Guerre»

La guerre



Le peuple stupide habitait la guerre, et il ne le savait pas. Il croyait que la guerre était étrangère: elle se passait très loin, dans des pays oubliés, dans les forêts sauvages, ou bien au fond des vallées sinistres qui bordent la terre. Ils croyaient que la guerre était pareille à la rumeur de l'orage grondant de l'autre côté de l'horizon, alors ils avaient le temps de compter les cheveux de leurs femmes et d'écrire des poèmes à propos de la mort de leur chien.

Mais ils vivaient dans la guerre. Ils vivaient au centre même du massacre, eux,leurs femmes et leurs chiens. Chaque jour autour d'eux se forme le tourbillon effrayant, les forces sans nom se ruent les unes contre les autres. Forces qui veulent tuer le regard, tuer la pensée. Les forêts sont hérissées d'électricité, les villes entières sont des ruines de pierre délivrées de la pesanteur. Avec leurs poutrelles et leurs barres d'acier, elles frappent, hurlent aux oreilles, mordent les yeux, écrasent les narines. Etranges cités étrangères aux murs écraseurs! Tueurs, tueurs, tueurs, tous tueurs, les murs, les plâtres lisses, les plaques d'or cru où grincent les ongles. Tueurs! Tous les objets déferlent sur moi, les volumes ondoient, se creusent de vertige et changent de forme. Les angles s'affaissent et se bombent alternativement, les reflets pleuvent. Les sons bouillonnent le long des tuyaux d'orgue, puis éclatent. A l'intérieur des magasins blancs les objets allument leur haine, et les miroirs répercutent les flèches des regards. Les mots naissent au fond de la gorge, couverts de dards et de mandibules, les mots jaillissent sans cesse. Ils sortent des pages des livres, des haut-parleurs des postes de télévision, des bandes magnétiques, des disques et de l'ombre des salles de cinéma. Et aucun de ces mots ne veut dire la paix, ou l'amour.

Autour de lui, le peuple sans âme construit ses remparts et ses prisons. Il dresse ses murs immenses, ses tours, ses pyramides. Puis il se perd dans le nouveau labyrinthe, et les murs lentement se rapprochent! Le peuple dément trace ses routes d'un bout à l'autre de la terre, et il meurt écrasé! Il allume lui-même, avec une seule allumette à la flamme qui vacille, l'incendie qui le brÚle. Attention! Danger! Danger...

Regardez autour de vous, regardez la guerre en action. Le long des routes, sur les aéroports, dans les immeubles immaculés, dans les souterrains, sur les esplanades aux milliers de voitures abandonnées, partout, dans la ville, sur la mer de ciment, sur la plaine de ciment, sur les montagnes et dans le ciel de ciment, entendez la guerre qui progresse. Elle a des noms splendides de victoires, des noms qui résonnent, «Super, Parking, Videostar, The Animals, Molybdène, Acier, Zeiss, Chrysler, Flaminaire, Honda ». Elle a des noms qui tuent déjà. Ses monuments de béton et de fer sont des mausolées et ses magasins gigantesques où rutilent les marchandises sont des châteaux forts aux ponts levés...

Partout se lèvent les échafaudages des chantiers, qui tissent leurs tours de fer, un mètre, encore un mètre. Les cimetières ont des tombes qui ressemblent à des wagons de chemin de fer. Les nuages sont devenus très bas, aujourd'hui, les pointes des paratonnerres les déchirent. La nuit est plus blanche que le jour, parcourue par des millions de volts. Sous terre, les égouts charrient leurs fleuves puants vers la mer puante. Les bouches avalent les tonnes de crème et de fromage, les tonnes de viande, de pain et de fruits en conserve. Le courant du bétail qui entre par les portes des abattoirs ne s'arrête jamais. Les machines pilonnent les collines, les explosions éventrent les montagnes et font couler les entrailles de sable et d'argile. C'est la guerre permanente, la guerre de tous les temps et de tous les lieux.

J.M.G. Le Clezio «La Guerre»

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