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mercredi

Emile Verhaeren, Les Campagnes Hallucinées

Les Villes Tentaculaires


Tous les chemins vont vers la ville.
Du fond des brumes
Là-bas, avec tous ses étages
Et ses grands escaliers, et leurs voyages
Jusques au ciel, vers de plus hauts étages
Comme d'un rêve, elle s'exhume.
Là-bas,
Ce sont des ponts tressés en fer
Jetés, par bonds, à travers l'air;
Ce sont des blocs et des colonnes
Que dominent des faces de gorgones;
Ce sont des tours sur des faubourgs,
Ce sont des toits et des pignons,
En vols pliés, sur les maisons;
C'est la ville tentaculaire
Debout
Au bout des plaines et des domaines.

Le soleil clair ne se voit pas:
Bouche qu'il est de lumière, fermée
Par le charbon et la fumée.
Un fleuve de naphte et de poix bat
Les môles de pierre et les pontons de bois.
Les sifflets crus des navires qui passent
Hurlent la peur dans le brouillard:
Un fanal vert est leur regard
Vers l'océan et les espaces...
Les rails ramifiés rampent sous terre
En des tunnels et des cratères
Pour reparaître en réseaux clairs d'éclairs
Dans le vacarme et la poussière.
C'est la ville tentaculaire.
La rue - et ses remous comme des câbles
Noués autour des monuments -
Fuit et revient en longs enlacements;
Et ses foules inextricables
Les mains folles, les pas fiévreux,
La haine aux yeux
Happent des dents le temps qui les devance.
A l'aube, au soir, la nuit,
Dans le tumulte et la querelle, ou dans l'ennui
Elles jettent vers le hasard l'âpre semence
De leur labeur que l'heure emporte:
Et les comptoirs mornes et noirs
Et les bureaux louches et faux
Et les banques battent des portes
Aux coups de vent de leur démence.
C'est la ville tentaculaire
La pieuvre ardente et l'ossuaire
Et la carcasse solennelle.

Et les chemins d'ici s'en vont à l'infini

Vers elle.

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