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Stéphane Mallarmé

calendrier litteraire ( 9 septembre )


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Stéphane Mallarmé

(1842 - 1898)

Naissance : le 18 mars 1842

Décès : le 9 septembre 1898

Activité: Poète

Œuvre principales : L'Après-midi d'un faune

***


Étienne Mallarmé, dit Stéphane Mallarmé, né à Paris le 18 mars 1842 et mort à Valvins (commune de Vulaines-sur-Seine, Seine-et-Marne) le 9 septembre 1898, est un poète français.
Auteur d'une œuvre poétique ambitieuse et difficile, Stéphane Mallarmé a été l'initiateur, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d'un renouveau de la poésie dont l'influence se mesure encore aujourd'hui auprès de poètes contemporains comme Yves Bonnefoy.


En lisant Hegel, Mallarmé a découvert que si « le Ciel est mort », le néant est un point de départ qui conduit au Beau et à l'Idéal. À cette philosophie devait correspondre une poétique nouvelle qui dise le pouvoir sacré du Verbe. Par le rythme, la syntaxe et le vocabulaire rare, Mallarmé crée une langue qui ressuscite « l'absente de tous bouquets ». Le poème devient un monde refermé sur lui-même dont le sens naît de la résonance. Le vers se fait couleur, musique, richesse de la sensation, « concours de tous les arts suscitant le miracle ». C'est avec Mallarmé que la « suggestion » devient le fondement de la poétique antiréaliste et fait du symbolisme un impressionnisme littéraire. Son oeuvre est alors celle de l'absence de signification qui « signifie davantage » et le poète cherche à atteindre les « splendeurs situées derrière le tombeau ».
« La Poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence : elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. »


« (...) Qui parle autrement que tout le monde risque de ne pas plaire à tous ; mieux, de passer pour obscur aux yeux de beaucoup. (...) L'attrait de cette poésie tient à ce qu'elle est vécue comme un privilège spirituel : elle semble élever au plus haut degré de qualité, moyennant l'exclusion de la foule profane, cette pure joie de l'esprit que toute poésie promet. »
(Selon Mallarmé, Paul Bénichou, Gallimard, 1995)

Biographie

Il perd sa mère en 1847 et est confié à ses grands-parents. Mis en pension dès 1852, il se montra un élève médiocre, et fut renvoyé en 1855. Pensionnaire au lycée de Sens, il fut marqué par le décès de sa sœur Maria en 1857. À cette même époque, il composa ses premiers poèmes d'adolescence, recueillis dans Entre deux murs, textes encore fortement inspirés par Victor Hugo, Théodore de Banville ou encore Théophile Gautier. La découverte des Fleurs du mal de Charles Baudelaire en 1860 fut marquante et influença ses premières œuvres. Cette même année, Mallarmé entre dans la vie active en devenant surnuméraire à Sens, « premier pas dans l'abrutissement » selon lui. En 1862, quelques poèmes paraissent dans différentes revues. Il fait la connaissance d'une jeune gouvernante allemande à Sens, Maria Gerhard, née en 1835, et quitte son emploi pour s'installer à Londres avec elle, ayant l'intention de devenir professeur d'anglais.

Réformé du service militaire en 1863, Stéphane Mallarmé se marie à Londres avec Maria le 10 août et obtient en septembre son certificat d'aptitude à enseigner l'anglais. En septembre, il est nommé chargé de cours au lycée impérial de Tournon (Ardèche), où il se considère comme exilé. Il ne cesse durant cette période de composer ses poèmes, comme Les fleurs, Angoisse, «Las d'un amer repos...». Durant l'été 1864, Mallarmé fit la connaissance à Avignon des félibres, poètes de langue provençale : Théodore Aubanel, Joseph Roumanille et Frédéric Mistral, avec qui il entretint une correspondance. Sa fille Geneviève naît à Tournon le 19 novembre 1864.

L'année suivante, il compose L'Après-midi d'un faune, qu'il espère voir représenter au Théâtre-Français, mais qui fut refusée. Il se lie avec le milieu littéraire parisien, notamment avec Leconte de Lisle et José-Maria de Heredia.
L'année 1866 marqua un tournant pour Mallarmé, lors d'un séjour à Cannes chez son ami Eugène Lefébure où il fut l'objet d'une période de doute absolu qui dura jusqu'en 1869. Nommé professeur à Besançon, il débuta en novembre une correspondance avec Paul Verlaine. En 1867, nommé à Avignon, il commença la publication de ses poèmes en prose, il alla plusieurs fois chez Frédéric Mistral à Maillane. Il débuta en 1869 l'écriture de Igitur, conte poétique et philosophique, laissé inachevé, qui marque la fin de sa période d'impuissance poétique débutée en 1866. En 1870, il se met en congé de l'éducation pour raisons de santé et se réjouit de l'instauration de la République en septembre. Son fils Anatole naît le 16 juillet 1871 à Sens et, nommé à Paris au Lycée Condorcet, il s'installe rue de Moscou.
Mallarmé fait brièvement la connaissance d'un jeune poète en 1872, Arthur Rimbaud, puis, en 1873 du peintre Édouard Manet, qu'il soutint lors du refus des œuvres de celui-ci lors du Salon de 1874 et qui lui fait rencontrer Zola. Mallarmé publie la revue La dernière mode qui aura huit numéros et dont il fut le correcteur. Nouveau refus en juillet 1875 pour la publication de sa nouvelle version de L'après-midi d'un faune, qui parut tout de même l'année suivante, illustrée par Manet. Il préface la réédition du Vathek de William Beckford. Dès 1877, les réunions du mardi sont organisées chez Mallarmé. Il fait la rencontre de Victor Hugo en 1878 et publie en 1879 un ouvrage sur la mythologie Les dieux antiques. Cette année est marquée par la mort de son fils Anatole, le 8 octobre 1879.

Depuis 1874 Mallarmé de santé fragile, effectuait de fréquent séjours à Valvins près de Fontainebleau : il louait pour lui et ses proches, le premier étage d'une ancienne auberge au bord de la Seine. Il finira par l'acquérir et l'embellira de ses mains pour en faire son « home ». Là, entre deux parties de pêche avec Nadar ou d'autres illustres hôtes ; devant la forêt miroitant dans la Seine, les journées s'écouleront, et le poète alors de dire :« J'honore la rivière qui laisse s'engouffrer dans son eau des journées entières sans qu'on ait l'impression de les avoir perdues. »
En 1884, Paul Verlaine fait paraître le troisième article des Poètes maudits consacré à Mallarmé ; cette même année, Joris-Karl Huysmans publie À rebours, dont le personnage principal, des Esseintes, voue une vive admiration aux poèmes de Mallarmé. Ces deux ouvrages contribuèrent à la notoriété du poète. Stéphane Mallarmé est nommé au lycée Janson-de-Sailly. En 1885, Mallarmé évoque l'explication orphique de la Terre. Son premier poème sans ponctuation paraît en 1886, M'introduire dans ton histoire. La version définitive de L'Après-midi d'un faune est publiée en 1887. En 1888, sa traduction des poèmes d'Edgar Allan Poe paraît. De nouveau atteint de rhumatisme aigu en 1891, Mallarmé est en congé et obtient une réduction de son temps de travail. Il rencontre Oscar Wilde, Paul Valéry qui devient un invité fréquent des Mardis. En 1892, à la mort du frère d'Édouard Manet, Mallarmé devient tuteur de sa fille, Julie Manet, dont la mère est la peintre Berthe Morisot. C'est à cette époque que Claude Debussy débute la composition de sa pièce Prélude à l'après-midi d'un faune, qui fut présentée en 1894. Mallarmé obtient sa mise à la retraite en novembre 1893, donne des conférences littéraires à Cambridge et Oxford en 1894. Mallarmé assiste aux obsèques de Paul Verlaine, décédé le 8 janvier 1896, il lui succède comme Prince des poètes.

En 1898, Mallarmé se range aux côtés d'Émile Zola qui publie dans le journal L'Aurore, le 13 janvier, son article J'accuse en faveur du Capitaine Alfred Dreyfus (cf. Affaire Dreyfus). Le 8 septembre 1898, Mallarmé est victime d'un spasme du larynx qui manque l'étouffer. Il recommande dans une lettre à sa femme et à sa fille de détruire ses papiers et ses notes, déclarant : « Il n'y a pas là d'héritage littéraire... ». Le lendemain, victime du même malaise, il meurt. Il est enterré auprès de son fils Anatole au cimetière de Samoreau.

Œuvres


Igitur ou la Folie d'Elbehnon (1867 à 1870, posthume 1925).
Préface au Vathek de William Beckford (1876)
L'Après-midi d'un faune (1876).
Petite philologie, les mots anglais (1877)
Les Dieux antiques (1880)
Les Poètes maudits (1883).
Album de vers en prose (1887).
Les Poésies de Stéphane Mallarmé (1887).
Pages(1891).
Vers et Prose (1893).
Divagations (1897).
Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897).


Publications posthumes

Poésies (1899)
Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1914)
Vers de circonstance (1920)
Igitur (1925)
Contes indiens (1927)


Traductions

Le Corbeau d'Edgar Poe (The Raven), traduction française de Stéphane Mallarmé avec illustrations par Édouard Manet, Éditions Richard Lesclide, Paris, 1875.

L'Étoile des fées de Mme W.C. Elphinstone Hope, 1881.

Poèmes d'Edgar Poe, 1888.

Le Ten o'clock de M. Whistler, 1888.

Bibliographie :

Mallarmé Stéphane. L'après-midi d'un faune. ; 1876.

Églogue de Stéphane Mallarmé (1842-1898), publié à Paris chez Alphonse Derenne
en 1876.


En juin 1865, le poète interrompt l'écriture d'Hérodiade pour composer "un
intermède héroïque dont le héros est un faune" (lettre à Cazalis, juin 1865).
Le Monologue d'un faune, que l'on a retrouvé dans les papiers du poète, devait
prendre place dans une pièce en un acte que Théodore de Banville avait projeté
de soumettre à la Comédie-Française. L'oeuvre fut refusée et le projet
"abandonné dans un tiroir" par Mallarmé. Cependant, après l'hiver où il
travaille à Hérodiade, le poète revient à son faune au printemps 1866 ("vrai
travail estival", à Cazalis, 1er mai 1866). Il faut attendre dix ans pour que
ces cent dix vers soient l'objet d'une première publication, définie ainsi par
Mallarmé dans sa "Bibliographie" des Poésies: "Une des premières plaquettes
coûteuses et sacs à bonbons mais de rêve et un peu orientaux [...]." Ce tirage
à 195 exemplaires, luxueux, illustré par Édouard Manet, était aussi une
réponse au refus d'Alphonse Lemerre d'intégrer le poème à la troisième série
du Parnasse contemporain.


Le faune, entre rêve et réalité, entre nymphes apparues et nymphes supposées,
ne sait que choisir. Tel est l'effort que s'impose le chèvre-pied: savoir si
quelque événement a eu lieu hors de son imagination ou si le souvenir n'est
que suggestion de la flûte et soupir "artificiel / De l'inspiration qui
regagne le ciel". Il exhorte alors à la parole les "bords siciliens" (rivages
ancestraux de l'"églogue"), avant, frustré de sa "ferveur première", de
revenir à son "ingénuité". Il est marqué, non par le baiser léger d'une
nymphe, mais par une "morsure mystérieuse" qui le destine au "jonc vaste et
jumeau". Mais la syrinx est rejetée, car elle entretient, illusoire, le désir
en créant une fausse beauté mensongère ("Une sonore, vaine et monotone
ligne"). Les "peintures", comme la "grappe vide", au contraire, offrent un
support matériel au désir. L'appel aux souvenirs amplifie le "CONTEZ" lancé
aux "bords siciliens". Mais, c'est dans un présent fictif que nous est contée
la disparition des nymphes (italiques, synonymes de fiction et de distance).
De retour au présent de l'énonciation, le faune n'a que son regret à exprimer
et ses espérances en un autre avenir rêvé à formuler. Il succombe au sommeil.
Mallarmé a suggéré, à travers une opposition fondée sur des cycles saisonniers
(mort / renaissance; froid / chaud) d'opposer l'héroïne glacée d'Hérodiade au
protagoniste de l'Après-midi d'un faune, dont la sensualité joyeuse se console
bien vite de la perte de ses deux nymphes ("Tant pis! Vers le bonheur d'autres
m'entraîneront"). Il est peut-être, cependant, bien réducteur d'enfermer dans
une banale lecture psychologique ces deux oeuvres, même si les projets
initiaux et leur composition les apparentent au genre dramatique. Car les deux
textes ont aussi bien des points communs: l'attente de l'inconnu laisse une
voie ouverte à la sensualité (Hérodiade), tandis que le faune se compare à un
"lys" ("Alors m'éveillerai-je [...] / Droit et seul [...] / Lys [...]"), la
fleur effeuillée par Hérodiade, ou proclame son "ingénuité" assez paradoxale
dans la tradition faunesque, ou clôt encore son récit sur une impuissance à
atteindre son rêve, parente de celle de la vierge farouche. Les deux nymphes,
enlacées et face à face, évoquent la froide enfant face à son miroir (voir
Igitur), être de chair faisant face à son être désincarné, être sensuel
enlaçant sa propre figure idéalisée, qu'il est impossible de séparer l'un de
l'autre au risque de les perdre tous deux.


Ce couple de l'absence - le double du miroir, qui est le non-être - et de la
présence qui le crée, tel serait le sujet de ce poème où alternent rêve et
appel à la réalité. Et, dans la mesure où ce couple est pure fiction, la
présence même ne peut être que pur mensonge. Sur les nymphes, de plus, se
projette le couple antagoniste qui habite le faune et rythme le poème:
sensualité et illusion. + partir de supports réels (roses devenant chair,
murmure de l'eau ou accords de flûte, enveloppe vide du raisin à travers quoi
regarder le réel) et de sensations multiples où le son devient présence
incarnée, proche de l'effacement, à la faveur de la torpeur de midi ("Si
clair, / Leur incarnat léger, qu'il voltige dans l'air / Assoupi de sommeils
touffus"), le rêve se greffe sur le réel perçu. Mais le faune lui-même, en
poète volontiers ironique, sait rappeler son illusoire tentative pour
satisfaire sa "ferveur": "[...] tout brûle dans l'heure fauve / Sans marquer
par quel art ensemble détala / Trop d'hymen souhaité de qui cherche le la". Le
rejet de la syrinx sanctionne un premier échec de la restitution. La
substitution des paroles à l'"instrument des fuites" peut laisser croire à un
second échec. Cependant, le déplacement est très significatif du projet
mallarméen: la "sonore, vaine et monotone ligne" trouve son écho dans la
"disparition vibratoire", mais la transposition a lieu, au point que la poésie
reprend son bien aux "bois": "De l'intellectuelle parole à son apogée [...]
doit avec plénitude et évidence résulter, en tant que l'ensemble des rapports
existant dans tout, la Musique" ("Variations sur un sujet", Divagations).
Renouvelant le geste mallarméen par excellence "Salut", "Toast Funèbre"
[Poésies]; Un coup de dés), le faune élève la "grappe vide", pour porter un
nouveau toast à l'absence, "rieur".


L'hédonisme, dans l'ensemble du poème, est manifeste. Le désir sourd dans tous
les vers. Le lexique ("dardait", "j'accours", "vole", "ardeur", "feu") est
évocateur, comme les sonorités peuvent mimer l'alternance de violence et
d'apaisement ("Tu sais, ma passion, que pourpre et déjà mûre / Chaque grenade
éclate et d'abeilles murmure"), si bien que le lecteur peut s'interroger sur
l'issue finale que le faune donne à son désir avant de s'abandonner au sommeil
et de revenir à son rêve, bouclant le poème sur lui-même. Ce chant pour une
seule voix, au personnage si ambigu - artiste et / ou sensuel? -, inspiré de
Théodore de Banville ("Diane au bois") ou de tels vers de "Rolla" d'Alfred de
Musset (Poésies complètes), plutôt que sorti d'un poème de jeunesse de
Stéphane Mallarmé ("Soleil d'hiver"), se veut traversé d'une constante
opposition entre pensée analytique et élan lyrique, notée par la typographie
et inscrite dans une thématique qui met la chute (l'assoupissement final, le
rejet de la syrinx, la plongée des nymphes) face à l'essor (l'"heure fauve",
le volcan, le chant qui monte, l'élévation du raisin). L'élan vers le rêve
échoue, et lui succède le retour à la terre et à la finitude. Restent et
l'esthétique et le mensonge, troisième terme qui se superpose à l'antagonisme
fondamental. La poésie réside en ce déplacement conscient de lui-même. Le
faune plaque ses accords sur l'absence, et de ses rythmes entretient
l'illusion. Tel enjambement ("confusions / Fausses entre elle-même et notre
chant crédule"), tel rejet suffisent à montrer combien le faune sait qu'il
entretient un rêve impossible. Dès l'ouverture, tout est dit: "Ces nymphes, je
les veux perpétuer." L'indicateur désigne ou la suite du poème (construction
des nymphes) ou la blancheur du papier. Ce vide, la parole poétique l'occupe
afin qu'il vibre et proclame une présence: la poésie retarde, dans un éclat de
rire, le retour du poète au monde de la mort: "Couple, adieu; je vais voir
l'ombre que tu devins."


L'Après-midi d'un faune est un poème en cent dix alexandrins du poète français Stéphane Mallarmé, publié en 1876, avec des illustrations d'Édouard Manet. Il s'agit du monologue d'un faune qui évoque les nymphes et la nature qui l'entoure, dans une succession d'images poétiques.
Le poème fit l'objet d'une mise en musique par Claude Debussy qui composa le Prélude à l'après-midi d'un faune, sur lequel Vaslav Nijinski créa une chorégraphie en 1912.

L'apres-midi d'un faune

Le Faune:


Ces nymphes, je les veux perpétuer.

Si clair,
Leur incarnat léger, qu'il voltige dans l'air
Assoupi de sommeils touffus.

Aimai-je un rêve?
Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève
En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais
Bois même, prouve, hélas! que bien seul je m'offrais
Pour triomphe la faute idéale de roses.

Réfléchissons...

ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux!
Faune, l'illusion s'échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste:


Mais, l'autre tout soupirs, dis-tu qu'elle contraste
Comme brise du jour chaude dans ta toison?
Que non! par l'immobile et lasse pâmoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s'il lutte,


Ne murmure point d'eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d'accords; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s'exhaler avant
Qu'il disperse le son dans une pluie aride,
C'est, à l'horizon pas remué d'une ride


Le visible et serein souffle artificiel
De l'inspiration, qui regagne le ciel.

O bords siciliens d'un calme marécage
Qu'à l'envi de soleils ma vanité saccage
Tacite sous les fleurs d'étincelles, CONTEZ


« Que je coupais ici les creux roseaux domptés
» Par le talent; quand, sur l'or glauque de lointaines
» Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,
» Ondoie une blancheur animale au repos:
» Et qu'au prélude lent où naissent les pipeaux
» Ce vol de cygnes, non! de naïades se sauve
» Ou plonge...

Inerte, tout brûle dans l'heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d'hymen souhaité de qui cherche le la:
Alors m'éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys! et l'un de vous tous pour l'ingénuité.

Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité,
Le baiser, qui tout bas des perfides assure,
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent;
Mais, bast! arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l'azur on joue:
Qui, détournant à soi le trouble de la joue,
Rêve, dans un solo long, que nous amusions
La beauté d'alentour par des confusions
Fausses entre elle-même et notre chant crédule;
Et de faire aussi haut que l'amour se module
Évanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,
Une sonore, vaine et monotone ligne.

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m'attends!
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses; et par d'idolâtres peintures
À leur ombre enlever encore des ceintures:
Ainsi, quand des raisins j'ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D'ivresse, jusqu'au soir je regarde au travers.

O nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers.
« Mon oeil, trouant le joncs, dardait chaque encolure
» Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure
» Avec un cri de rage au ciel de la forêt;
» Et le splendide bain de cheveux disparaît
» Dans les clartés et les frissons, ô pierreries!
» J'accours; quand, à mes pieds, s'entrejoignent (meurtries
» De la langueur goûtée à ce mal d'être deux)
» Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux;
» Je les ravis, sans les désenlacer, et vole
» À ce massif, haï par l'ombrage frivole,
» De roses tarissant tout parfum au soleil,
» Où notre ébat au jour consumé soit pareil.
Je t'adore, courroux des vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille! la frayeur secrète de la chair:
Des pieds de l'inhumaine au coeur de la timide

Qui délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.
« Mon crime, c'est d'avoir, gai de vaincre ces peurs
» Traîtresses, divisé la touffe échevelée
» De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée:
» Car, à peine j'allais cacher un rire ardent
» Sous les replis heureux d'une seule (gardant
» Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume
» Se teignît à l'émoi de sa soeur qui s'allume,
» La petite, naïve et ne rougissant pas: )
» Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,
» Cette proie, à jamais ingrate se délivre
» Sans pitié du sanglot dont j'étais encore ivre.

Tant pis! vers le bonheur d'autres m'entraîneront
Par leur tresse nouée aux cornes de mon front:
100 Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure;
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l'essaim éternel du désir.
À l'heure où ce bois d'or et de cendres se teinte
Une fête s'exalte en la feuillée éteinte:
Etna! c'est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant tes talons ingénus,
Quand tonne une somme triste ou s'épuise la flamme.
Je tiens la reine!

O sûr châtiment...

Non, mais l'âme
De paroles vacante et ce corps alourdi
Tard succombent au fier silence de midi:
Sans plus il faut dormir en l'oubli du blasphème,
Sur le sable altéré gisant et comme j'aime
Ouvrir ma bouche à l'astre efficace des vins!

Couple, adieu; je vais voir l'ombre que tu devins.

Mallarmé Stéphane. Correspondance. ; de 1862 à 1871.


En un volume paru en 1959, Henri Mondor rassembla avec la collaboration de
Jean-Pierre Richard, les lettres écrites de 1862 à 1871 par le poète
français Stéphane Mallarmé (1842-1898) et actuellement retrouvées,
inaugurant ainsi, semble-t-il, la publication systématique de la
correspondance du poète, qui n'avait été jusqu'alors que parcimonieusement
divulguée. Ces lettres concernent une phase décisive de la vie spirituelle
de Mallarmé -poète, certes, indéfectiblement, selon les voeux prononcés dès
avant la vingtième année, au vrai depuis, toujours, qu'il se connut
l'instrument élu d'un culte, celui que requiert la seule Beauté.
Problématique divinité, car la merveille est que cet idéal, posé dès le
seuil, mais flou encore, offusqué par tant de ferveur, tributaire des
données de sa sensibilité, de la configuration particulière de son époque
-que dominent, pour lui, Baudelaire, mais aussi Gautier, Banville- il
différa l'épanchement temporel, choisissant d'en creuser le sens et
l'exigence, au point qu'en vacillent les fondements et que le temple, sur
lui, menace de s'écrouler. Cela, par pure gravité, stricte, exemplaire
fidélité à un rêve de jeunesse. Nul trait de foudre ni abrupte étrangeté,
singularité spectaculaire d'existence n'annonçent ici le génie. Etre de
crépuscule, âme frileuse pour qui "le bonheur d'ici-bas est ignoble... ici-
bas a une odeur de cuisine", le jeune poète prononce un divorce absolu
entre le rêve et le réel. Son écriture spontanée manifeste les qualités
natives de l'esprit mallarméen: la préciosité, ingéniosité du coeur par
laquelle il transcende le langage de la petite bourgeoisie bien-pensante
et bien-disante dont il est issu -la candeur infrangible- la litote ou le
souci de rendre aux autres plus léger un désespoir fondamental, en le
voilant d' ironie, en le conjurant dans l' effusion, l'enjouement. Elle
montre ce qu'eut été la facilité du poète qui, si souvent, s'accusa lui-
même d' impuissance et de stérilité. De Sens, où il prend conscience de
sa vocation, à Londres, où il perfectionne l'anglais qu'il a, pour vivre,
choisi d'enseigner, puis à Tournon, Besançon, Avignon, résidences
successives que lui assigne son métier de professeur, Mallarmé livre un
combat méthodique, acharné, contre le hasard. Epris de l' Absolu, il rêve
d'abolir l'accident qui le lui fît entrevoir. La contingence, d'abord
dénoncée dans l'ordre sensible, mais au prix de quelles tortures -c'est,
telle que la correspondance la relève de l'histoire de son amour pour
Marie Gherard, qui devait devenir sa femme. Mais l'ennemi capital a de
multiples visages que Mallarmé résumera en un seul pour l'affronter par le
biais de son art. C'est en approfondissant ses moyens, en méditant, à
l'exemple d'Edgar Poe, sur l'esthétique du vers, qu'il s'engagera dans
l'aventure poétique la plus audacieuse qu' orgueil humain ait jamais
rêvée. Ses amis parisiens, Henri Cazalis (Jean Labor), Eugène Lefébure,
Villiers de l'Isle-Adam, les félibres Théodore Aubanel, Frédéric Mistral,
sont les principaux confidents de cette époque d' ascèse et de maturation,
durant laquelle s'élaborent deux oeuvres essentielles, antithétiques.
"Hérodiade" (commencée en 1864) et "L'après-midi d'un faune" (commencée en
1865). "Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j'ai rencontré
deux abîmes, qui me désespèrent. L'un est le Néant..." (à H. Cazalis, fin
avril 1866). Et le poète de proclamer, "devant le Rien qui est la vérité",
les "glorieux mensonges" de l'âme. On s'est interrogé sur la valeur de ce
nihilisme premier qui, peut-être, ne dénonce que la vacuité sonore de
l'idole parnassienne. Toutefois, rien n'interdit d'y percevoir la note
fondamentale et comme la ressource secrète de ce qu'on veut nommer l'
idéalisme de Mallarmé. Trois mois plus tard, il annonce à Aubanel qu'il
vient de jeter le plan de son oeuvre entier et qu'il se tient, désormais,
au centre de lui-même "comme une araignée sacrée, sur les principaux fils
déjà sortis de (son) esprit". L'idée du Grand Oeuvre, du "Livre" (III
add.) total est née. Pour François Coppée (le sort se venge), il définit
le nouveau vers que "le hasard n'entame pas" et où les mots "se reflètent
les uns sur les autres jusqu'à paraître ne plus avoir leur couleur propre,
mais n'être que les transitions d'une gamme". L'alternance de l'extase et
de l'accablement commande le rythme de cette correspondance: chaque étape
de sa conquête exalte le poète à la vision de toujours plus vastes
prolongements et, aussi bien, le désespère, dans la mesure où, reculant
les bornes de l'oeuvre entrevue, elle l'éloigne davantage des conditions
humaines de sa réalisation. Bientôt, c'est en fantôme de lui-même,
concédant aux vivants cette apparition, que Mallarmé confie à Cazalis:
"...je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon Esprit
puisse s'aventurer est l' Eternité, mon Esprit, ce solitaire habituel de
sa propre Pureté... C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel
et non plus Stéphane que tu as connu, -mais une aptitude qu'a l'Univers
spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi" (14 mai
1867). Remarquablement, en cette expérience d'allure mystique, l'abolition
du moi est inséparable de celle de "ce vieux et méchant plumage, terrassé,
heureusement, Dieu". Ce que Mallarmé nomme, en la même lettre, sa
"conception spirituelle du Néant", doit peut-être quelque chose aux
philosophies orientales, ou encore à celle de Hegel -ni plus ni moins, en
tout état de cause, qu'à l'exemple de Descartes, seul philosophe dont ses
manuscrits fassent état. N'est-il pas, à son incomparable manière, le
héros du doute méthodique, accomplissant la contestation au point que rien
ne subsiste, hors la conscience pure, atrocement maintenue, de ce rien? De
fait, et pour autant qu'une pensée si jalouse de ses propres termes
souffre de telles approximations, ce qu'osa le poète: identifier le
principe de son art au pouvoir de négation de la conscience -"La
destruction, écrit-il, fut ma Béatrice"-, tentative que son temps ne
pouvait recevoir, l'esprit moderne s'y mire ou en sonde l'avenir.
Toutefois, au sein de la compréhension même, une autre forme d'
incompréhension, plus essentielle peut-être, oppose les dialecticiens
d'aujourd'hui, dont on admire l'aisance à se mouvoir dans des régions
irrespirables, à ce crucifié d'une pensée solitaire. Les notions
mallarméennes les plus décisives, proies privilégiées pour l'analyste,
doivent leur pouvoir de l'agacer et de le décevoir infiniment à ceci:
qu'elles furent obtenues par des voies proprement poétiques- au prix de
sensations portées à l'absolu de leur intensité et menaçant l'intégrité de
l'être corporel même du sujet. Les lettres de Mallarmé abondent en
notations sur le comportement de son organisme, attestant l'importance du
rôle instrumental qu'il lui fait jouer dans ses opérations spirituelles.
"Je n'ai pu, confie-t-il à Villiers,...comme vous disposer d'un Esprit- et
vous serez terrifié d'apprendre que je suis arrivé à l'Idée de l' Univers
par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder une notion
ineffaçable du Néant pur, j'ai dû imposer à mon cerveau la sensation du
vide absolu)." Un tel aveu, propre à faire sourire maint philosophe,
marque la spécificité irréductible de son projet. Projet ou rapt -qui,
toutefois, ne le dispense des moindres modalités de l'acte de présence.
Ses lettres en témoignent: Mallarmé ne s'absente de l'ordinaire d'une vie
dénuée de tout pittoresque, chargée de peu d'événements (la naissance de
sa fille Geneviève, la publication en revue de ses premiers poèmes, la
mort tragique de son ami Henri Regnault) que pour l'illuminer, en retour,
de son ingénuité ou de la tranquillité conquise à l'endroit de ce dont on
ne saurait rien espérer. Ainsi, à la veille de son installation à Paris,
le poète, qui si souvent maudit son exil, est-il en mesure de le
prolonger.

Mallarmé Stéphane. Divagations. ; 1897.

Recueil de proses, poèmes et critiques de Stéphane Mallarmé (1842-1898),
publié à Paris chez Fasquelle en 1897.
Précédé d'un bref texte-préface dans lequel il émet quelques réserves sur la
composition même de l'ensemble _ «Un livre comme je ne les aime pas, ceux
épars et privés d'architecture. [...] L'excuse, à travers tout ce hasard, que
l'assemblage s'aida, seul, par une vertu commune» _, l'ouvrage rassemble des
textes que séparent près de trente années, de 1864 à 1893, publiés en revues,
françaises ou étrangères, en préface à divers volumes, voire déjà regroupés
(Album de vers et de prose, 1887; Pages, 1891; Vers et Prose, 1893).
Divagations comprend dix sections: «Anecdotes ou Poèmes», «Volumes sur le
divan», «Quelques Médaillons et Portraits en pied», «Richard Wagner. Rêverie
d'un poète français», «Crayonné au théâtre», «Crise de vers», «Quant au
livre», «le Mystère dans les Lettres», «Offices», «Grands Faits divers». Si
l'on excepte quelques proses d'inspiration baudelairienne des «Anecdotes ou
Poèmes», la prose mallarméenne se préoccupe de situer l'écriture poétique, le
poète, la poésie en eux-mêmes, mais aussi par rapport au monde quotidien et
aux conditions matérielles de la littérature. L'anecdote _ le petit fait
curieux et révélateur _ nourrit constamment une réflexion qui oppose le
journalisme, «le lavage dominical de la banalité» ("Tennyson vu d'ici",
"Arthur Rimbaud") ou le roman ("Étalages"), à la Poésie, «le parfait écrit»
("le Genre ou les Modernes"). Dès "Un spectacle interrompu" (1875), Mallarmé
déclare son projet d'ôter aux reporters leur matière à récit, telle anecdote,
pour dire «comment elle frappa [son] regard de poète». Ainsi le détail
biographique ("Laurent Tailhade", "Arthur Rimbaud", "le Vathek de Beckford")
envahit-il le portrait pour trouver une nouvelle signification définie par un
contexte poétique. De même l'actualité _ la querelle laïque ("Offices"), le
scandale de Panamá ("Or") _, l'essor de la presse ne sont pas prétexte à un
discours éthique, mais incitent le poète à réfléchir sur la réception de
l'écrit prosaïque dans le public et à définir la place de l'auteur («Grands
Faits divers»), la nature de la poésie («Crise de vers», «Quant au livre», «le
Mystère dans les lettres»), le moment de sa consommation («Crayonné au
théâtre», «Offices»). Même si nombre de pages ont été dictées par les
circonstances, Mallarmé parvient toujours à s'abstraire de l'instant pour
édifier, par-delà les rencontres et les disciplines, les fondements de
l'utopie poétique.


Poèmes en prose, essais critiques, réflexions sur le présent et sur la poésie:
discours et méta-discours alternent, quelle que soit la forme du texte, pour
lui donner cette allure divaguante et agressive que reflète la typographie
très éclatée souvent adoptée par Mallarmé. Pourtant, comme le rappelle
l'auteur, les «divagations apparentes traitent un sujet de pensée unique»,
celui du concept de réalité, de mimésis. Pour Mallarmé, la littérature n'a pas
à se préoccuper de représenter le monde tel qu'il est: décrire («Crise de
vers»), étaler la banalité («le Mystère dans les lettres»), flatter l'attente
du public vulgaire sont autant de simulacres appropriés au besoin immédiat
(«Crayonné au théâtre»). Le texte littéraire ne peut être monnaie d'échange
entre deux individus, «numéraire, engin de terrible pression» («Grands Faits
divers», "Or"). Qu'une banque s'effondre, le précieux métal n'est rien, sinon
signe qui révèle la nullité de ce qui entoure le sujet (ibid.). Artifice que
la réalité («Anecdotes ou Poèmes», "Un spectacle interrompu"), «néant que
l'événement» (ibid.), car la société n'existe pas: «En discourir égale ne
traiter aucun sujet ou se taire par délassement» («Grands Faits divers»,
"Sauvegarde"). Faute de référent, toute littérature à prétention réaliste se
trouve récusée.


Reste la pensée face à son propre mystère. Les considérations sur la danse et
le théâtre correspondent à cette tentation de mise en spectacle de la seule
véritable aventure humaine, l'acte mental, «Ophélie jamais noyée». Le poète
condamne le costume («Cela date trop, à coup sûr» dans «Crayonné au théâtre»,
"Hamlet") et le décor («Châssis opaques, carton cette intrusion, au rancart!»,
ibid., "les Fonds dans le ballet"). Sur une scène dénudée, blanche page, il
projette la danseuse à la gaze légère et allusive dont le pas aérien dessine
des arabesques qu'il faut lire comme autant de «hiéroglyphes». Devenu «saint
des saints, mais mental», il donne à voir dans l'instant, en un véritable
happening, «le fugace et le soudain jusqu'à l'idée» («Richard Wagner»).
Les Divagations interrogent ainsi, non des spectacles, mais des systèmes de
signes en leur fonctionnement rythmique. La démarche poétique se questionne de
même: «L'acte poétique consiste à voir soudain qu'une idée se fractionne en un
nombre de motifs égaux et à les grouper» («Crise de vers»). Les considérations
sur l'alexandrin, comme celles faites sur la musique wagnérienne, soulignent
l'importance des rapports internes à un ensemble: la musique est au drame ce
que le vers est à la page, la page au livre («Quant au livre», "Étalages"), la
pierre aux autres pierres, l'étoile au corps de ballet ou à la constellation.
Il n'y a pas dans cette fascination pour le scintillement et la réflexion
qu'une passion de la «structure» et une recherche de l'harmonie: l'oeuvre de
génie est pénétrée de mélodie («Toute âme est une mélodie» dans «Crise de
vers»), ce qui nécessite la mise en place d'une langue nouvelle, novatrice en
sa syntaxe en particulier, destinée à «rémunérer le défaut des langues»
(ibid.) _ ce que le recueil des Divagations, en un autre retour sur lui-même,
accomplit. «Instrument spirituel», le livre sert un projet orgueilleux: il
tente de retrouver la pureté et l'essentialité d'une langue dont le poète sait
qu'elle est perdue. Pareille au mime, «allusion perpétuelle sans briser la
glace» («Crayonné au théâtre», "Mimique"), il suggère, autant parce qu'il doit
dire un effacement de la pensée que parce que le moyen de le dire est encore à
créer (sur l'allusif, il faudrait questionner la thématique de la dentelle, de
la gaze, de l'écume).
Les Divagations ont donc pour unique sujet la création. Elles instaurent une
physique de la pensée, si bien que, dans la doctrine mallarméenne, la poésie
est «nature animée». Une nature comprise comme une physis grecque, à laquelle
est aussi identifié le théâtre ("Ballets", "Planches et Feuillets"). Fondée
sur une négation radicale du temps et de l'espace, l'oeuvre qui se prend pour
objet crée son propre espace et sa propre temporalité. Toute une thématique de
la distance et du futur ("Verlaine", "Arthur Rimbaud", "Tennyson vu d'ici"),
qui relaie celle que mettent en place les «Tombeaux» (voir Poésies), tire les
conséquences du rejet du réel. Il convient au poète de rompre avec le monde:
celui qui, tel Villiers de L'Isle-Adam, est «l'Élu», porteur d'un «Saint
éclat», celui qui, tel Verlaine «héros», est appelé à régner, celui qui, tel
Rimbaud, renoue avec la vie sauvage et renonce à son «identité mondaine» n'a
d'existence vraie que dans et par son oeuvre: «On se joue tout entier, de
nouveau, chaque fois, n'étant que tous sans rester différent, à volonté»
("Édouard Manet"). Parce qu'il se voue à l'universel et au spirituel, le poète
sert la faim partagée, à leur insu, de tous les hommes. La poésie est un
besoin humain, et le poète est «ordonnateur de fêtes en chacun» ("Planches et
Feuillets"). Toute une thématique du cérémonial traverse le recueil, qui
reverse sur les divers éléments de la communication (énonciateur,
interlocuteur, contexte de l'énonciation, support de l'énoncé) les composantes
des cultes officiels qui ont cours dans la société. Le poète est le ministre
des cultes futurs. De même, la métaphore de l'alchimie, promise à un long
avenir chez les surréalistes, transfère la préciosité de l'or sur la poésie
depuis un monde où le numéraire est dévalué ("Or"). Mallarmé ne se contente
pas de rejeter les systèmes de signes propres au monde matériel: il les
réimplante dans l'utopie poétique, en un subtil mouvement dialectique.
Atopique, atemporelle, sacrée, la Poésie prend les dimensions d'un mythe:
celui de la quête de sa pensée par l'homme. Ce mythe moderne (le qualificatif
est fréquent dans le recueil), expression de la spiritualité humaine, ne
devient accessible que si la foule le veut. L'hermétisme mallarméen, qui lui
vaut l'incompréhension de ses contemporains, le contraint à différer
l'accomplissement de son projet poétique. «Édifiée à l'écart» ("Tennyson vu
d'ici"), la poésie n'est plus, cependant, réservée à une élite, comme elle
l'était aux commencements de l'oeuvre. Parce qu'elle est le culte répondant à
l'aspiration de la foule, elle doit, à l'avenir, être «autant cela possible
réduite aux proportions sociales, d'éternité» («Anecdotes ou Poèmes»,
"Conflit").

Mallarmé Stéphane. Hérodiade. ; 1913 (posthume).

Poème en trois parties de Stéphane Mallarmé (1842-1898). La "Scène", seule
partie publiée du vivant de l'auteur, a d'abord été éditée dans la 2e série du
Parnasse contemporain en 1869, avant d'être reprise dans les Poésies de 1887.
L'"Ouverture" n'a été publiée qu'en novembre 1926 dans la Nouvelle Revue
française. Quant au "Cantique de saint Jean", il apparaît pour la première
fois dans l'édition posthume des Poésies de 1913.
Conçue au départ comme une "tragédie" (octobre 1864), peut-être en vue d'une
représentation au Théâtre-Français (lettre à Théodore de Banville, 31 mars
1865), Hérodiade devint un "poème" en novembre 1865, Mallarmé déclarant gagner
à ce changement formel "toute l'attitude, les vêtements, le décor et
l'ameublement, sans parler du mystère" (A Cazalis). Durant l'hiver 1865-1866,
il écrit donc la première partie, l'"Ouverture", qui devait être "d'un effet
inouï", surpassant la "scène" dramatique alors composée. Au moment du
déménagement de Tournon à Besançon (1867), le poème, dans son état actuel, est
presque terminé. Quoique Mallarmé escomptât toujours le reprendre et le
compléter, seuls sont parvenus achevés ces trois fragments assez dissemblables
de l'ouvrage.


Ouverture ancienne. Dans un décor auroral aux teintes crépusculaires, où
aucune présence ne se manifeste, aperçu depuis un vitrail ouvert, le rêve
ancien se consume. Dans la chambre, au décor fastueux, suranné et mystérieux,
s'élève une voix, écho du passé, trace d'un idéal désormais condamné. La
prophétie de la Sybille trouve en elle, qui déserte son lit, son objet:
abandonnée de son père cruel, vouée à la contemplation solitaire de soi, elle
serait destinée à la mort que l'écoulement du temps rend toujours plus
imminente.


La Scène est construite de manière à provoquer chez Hérodiade, par les
interventions de la Nourrice, qui veut l'arracher à son désir de se préserver
de toute souillure et de vivre, "dans un âge ignoré", une colère croissante.
Pourquoi ce refus et pour qui? Hérodiade reste face à l'image que lui renvoie
d'elle-même son miroir, et, dans sa chambre close, loin du spectacle de l'azur
qu'elle hait, "aime l'horreur d'être vierge" tout en attendant "une chose
inconnue".
Cantique de saint Jean. Tel le soleil un instant immobilisé, la tête du saint,
après la décollation, s'élève, se fixe à la hauteur des "glaciers", symboles
de pureté, avant de redescendre pour un ultime "salut". La mort libère de la
finitude du corps, en permettant au "regard" de s'élever à la contemplation de
l'idéal.
Malgré les différences formelles qui séparent les uns des autres ces trois
textes (monologue/dialogue; alexandrins/ hexasyllabes-tétrasyllabes), l'oeuvre
possède une certaine unité, sinon dramatique (le sacrifice solaire de
l'"Ouverture" annonce la mort de saint Jean; la prophétie de deuil annonce la
solitude d'Hérodiade, mais aussi sa séparation d'avec celui qu'elle attend,
saint Jean), du moins thématique. Les motifs du cygne / signe, de la nappe
d'eau / miroir / surface plane / lit / grimoire, se répètent de l'"Ouverture"
à la "Scène", tandis que l'élévation jusqu'aux "glaciers" de la tête du
Baptiste semble inséparable de cette définition que donne de son double
Hérodiade: "Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle."
Dès l'"Ouverture", la Nourrice est présente, par ses questions et sa voix "du
passé, longue évocation". Le nom désigne ici une fonction: mais la "gorge
ancienne est tarie", et le "paradis", perdu pour Hérodiade. Le monde de
l'enfance, de l'infans, où la parole n'est pas encore articulée et où la
bouche est pleine du bon sein et de la blancheur du lait, n'est plus. Le désir
oral est remplacé, dans la bouche de la vieille, par la menace de mort (le
doigt levé qui répète le geste des Sibylles) ou la tentation amoureuse: la
présence de son corps est constamment rappelée à celle qui se veut idéale et
refuse tout contact, toute profanation (sur cette sensualité, voir
l'Après-midi d'un faune composé à la même époque par Mallarmé). La "Scène" est
donc traversée de part en part d'une opposition radicale entre les deux
personnages (défenses répétées dans la bouche d'Hérodiade; paroles laudatives
et déplorations de la Nourrice) qui supporte une problématique métaphysique,
puis esthétique.
Synonyme de finitude - "Les anciens désaccords / Avec le corps" ("Cantique")
-, le corps est enfermé loin des regards et du viol symbolique qu'ils
provoquent. Vierge qui s'enorgueillit d'elle-même, guerrière que sa chevelure
apparente à la terre froide (métal, bijoux), ou encore serpent qui fait d'elle
une menaçante femme phallique, Hérodiade, dans l'expérience du miroir, jouit
d'elle-même. Tout le mouvement thématique de la fermeture qui porte
l'"Ouverture", puis se répète dans la "Scène", mime cette claustration. Il
n'est pas jusqu'à la sonorité de certains vers qui ne se referme sur
elle-même: "D'un miroir qui reflète en son calme dormant." Pourtant, dans
l'expérience du miroir, le dédoublement est néfaste. Le sémantisme de "glace"
fait du miroir une eau gelée (voir "le Vierge, le Vivace" dans Poésies), où,
loin de s'abandonner à une expansion bienheureuse, l'idéal se prend.
L'impuissance menace Hérodiade figée en son miroir, qui n'a d'autre destin que
de "s'effeuiller", c'est-à-dire se détruire. Héroïne de la mort, elle rêve
d'un "pâle mausolée", tombeau où s'enfouir. Cette fascination pour la
blancheur virginale non polluée et effrayante devient, dans la bouche de la
Nourrice-Sibylle dont la prophétie de mort possède un sens second et crypté,
désir du "vélin" où inscrire ses rêves. La polysémie du texte assure cette
mutation du lit où Hérodiade laisse des plis au "Grimoire" où le scripteur
laisse des traces. Mallarmé donne une allégorie de l'écriture poétique
fascinée jusqu'au vertige par le blanc.


Cette Hérodiade, peut-être inspirée de la figure de Salammbô (Salammbô, paru
en 1862, lu par Mallarmé en 1864), diffère de la figure biblique d'Hérodiade,
mère de Salomé, qui inspira d'autres artistes en cette fin de siècle ou au
début du suivant (Flaubert [voir Trois Contes], Gustave Moreau, Oscar Wilde
[voir Salomé], Richard Strauss et Apollinaire). De même, le Baptiste n'est
plus ici une voix tonnante et justicière: ce rôle, dérisoire, est dévolu à la
Nourrice. Au contraire, il est regard séparé de sa finitude humaine, rival des
"glaciers". Par le sacrifice de soi, il accède à la pureté (voir Igitur). Mais
aussi, parce qu'Hérodiade est "froides pierreries", ce regard est celui qu'il
faut porter sur elle, l'idéal poétique qu'elle incarne, bref sur le poème. Le
"Cantique [...]" déplace l'attention du créateur sur le lecteur: l'écriture
opère un retour sur elle-même, afin de dire à chacun de nous qu'il doit se
hausser à la mesure du poème. Entre le regard scrutateur du violeur et le
regard du contemplateur fasciné qui accepte de se sacrifier, se met en place
le moment rituel de la lecture du livre devenu objet de culte.

Mallarmé Stéphane. Igitur ou la Folie d'Elbehnon. ; 1925.

Poème en prose de Stéphane Mallarmé (1842-1898), publié à Paris chez Gallimard
en 1925.
Entrepris à Besançon en mai 1867, Igitur est contemporain de la première
version du "Sonnet en -yx" ("Sonnet allégorique de lui-même", juillet 1868) et
de l'achèvement de la "Scène" d'Hérodiade (septembre 1867). Travaux laborieux
qui appellent cette confession du poète à son ami Cazalis: "Je viens de passer
une année effrayante." Et quand il arrive en Avignon, "l'édifice" de sa santé
"et morale et naturelle s'est écroulé". Durant l'été 1869, il revient sur ces
quatre poèmes en prose qui deviendront Igitur comme un malade à la recherche
d'un remède. "C'est un conte, par lequel je veux terrasser le vieux monstre de
l'Impuissance, son sujet, du reste [...]. S'il est fait, je suis guéri;
Similia Similibus." Mallarmé donna lecture de son projet en août 1870 à
Catulle Mendès qui en fut atterré et à Villiers de L'Isle-Adam qui
s'enthousiasma, puis il le classa comme "déchet".
Selon l'argument retrouvé dans les papiers de Mallarmé, le poème comprend
quatre "morceaux" auxquels en est adjoint un cinquième dans les éditions
modernes: 1, "le Minuit"; 2, "l'Escalier"; 3, "Vie d'Igitur [texte ajouté]";
4, "le Coup de dés"; 5, "le Sommeil sur les cendres, après la bougie soufflée"
["Il se couche au tombeau" en est le titre dans le texte publié]. Suivent cinq
"Scolies". "L'Ancienne étude" énonce le projet: se substituer aux ancêtres
pour accomplir l'acte de "souffler la bougie". Dans une chambre (tentures,
miroir), Igitur accomplit une ascèse spirituelle (I). Il pénètre dans le
caveau de ses ancêtres, devenant les êtres de sa race, annulant son moi pour
une identité générique, puis pour un moi idéal, double du miroir, parfaite
conscience abstraite, pour un moi absolu (II). A ce moment intervient dans le
conte le récit de la "Vie d'Igitur", sans concession à l'anecdote: cette
fiction de l'expérience du temps est construite en trois étapes, conscience du
temps "recueilli" et bien-être, éternité et ennui, temps pur et moi permanent
(III). "Mais l'Acte s'accomplit." La conscience universelle permet de
participer à la causalité universelle, d'être à son origine sans lui attribuer
de finalité. Igitur accomplit le destin de sa race inscrit dans le "grimoire":
abolir le hasard d'un geste absolu. Mais dans l'accomplissement même du geste
resurgit le moi conscient et donc limité (IV). Niant le hasard en lui
substituant l'infini, il rétablit une nécessité. Il se couche alors dans les
cendres de ses ancêtres, faisant du suicide le seul acte absolu possible
(IV-V).
Igitur est, selon Mallarmé, un conte. Pourtant, avons-nous bien affaire à une
fiction? Il y a, bien sûr, un décor, qui, à travers la magie de l'écriture
mallarméenne, se métamorphose. Le miroir se creuse en un tombeau, porte
ouverte sur l'au-delà ou l'en-deçà; les tentures de la chambre en deviennent
les parois. Tout un espace du dedans est mis en place, autant matériel que
spirituel. Le personnage éprouve une "oppression progressive", il entend
("Oui"), il ressent même de la frayeur ou de l'effroi; il agit aussi ("Il
secoue simplement les dés"). Tout mène à ce geste, en une subtile progression,
ou plutôt régression, comme le montre ce récit parodique de la Genèse, où
importent non les "constellations" et la "mer", mais l'"infini" et peut-être
le "Chaos". La démarche mentale prépare l'accomplissement du geste: c'est cet
accord qui définit le théâtre selon Mallarmé. Igitur fut aussi conçu comme une
scène de théâtre.
Que serait le contenu de cette fiction? Ce simple geste, précisément, de
lancer les dés ou souffler une bougie. Aussi a-t-on affaire à un conte, qui
peut être qualifié de métaphysique ou de poétique. Les questionnements mis en
place dans le récit sont multiples: interrogation sur le hasard et la
nécessité, sur une causalité extérieure et objective, vouée fatalement à
redevenir subjective dès qu'elle est pensée et à rendre à la finitude celui
qui se veut absolu; interrogation sur le Moi placé face à son miroir (voir
Hérodiade), dont le récit mesure les étapes de la transformation en le nommant
tantôt "Minuit", tantôt "Je", tantôt "l'Ombre"; interrogation sur les
relations du Moi au Temps (perte, recel, épreuve)... Les questions se
multiplient du fait même de l'hermétisme du poème, et les "Scolies" sont un
secours modeste pour le lecteur. Mallarmé l'a prévenu, dès l'épigraphe: "Ce
Conte s'adresse à l'Intelligence du lecteur qui met les choses en scène,
elle-même."
Placé hors du temps, hors de toutes circonstances, hors de toute réalité,
Igitur ne saurait souffrir que l'universel: "Je suis maintenant impersonnel",
écrit Mallarmé à Cazalis (14 mai 1867). Puisque "l'Acte s'accomplit" et se
passe d'auteur, le suicide sera le stade ultime de cette négativité,
constamment à l'oeuvre dans l'écriture même de Mallarmé (voir par exemple le
champ sémantique de la mort, ou le rôle des épithètes souvent chargées de
miner négativement ce qu'un nom peut porter de positivité: "vacante sonorité",
"immémorial geste vacant", "vide sépulcral du heurt"). Igitur boit la fiole de
Néant; sans présence humaine, l'Absolu peut être: "Le Néant parti, reste le
château de la pureté." Pourquoi accomplir le geste, alors? Si tout agent est
inutile, homme ou Dieu, pourquoi cette "folie"? Désillusionné, Igitur (se)
donne l'illusion: ce regard lucide et ironique porté sur soi est l'indice d'un
déplacement de l'ordre métaphysique - qui n'est jamais une fin en soi, mais
une condition de possibilité, chez Mallarmé - vers l'ordre esthétique. Au
temps raconté du point de vue d'Igitur, il faut opposer le temps commenté
propre au narrateur (IV, "le Coup de dés"). L'ordre du récit est ici porteur
de sens: après la parodie du geste, Igitur "ferme le livre". La page a
recueilli le mensonge. Il faut croire au "seul Absolu" inhumain, l'Absence, et
donc pouvoir "s'imagine[r] être partout dans un rêve". Igitur rend ses
pouvoirs à l'imagination.
Le titre invite le lecteur à tirer une conclusion. Le hasard est, donc je suis
par l'imaginaire. Igitur évoquerait la formule de la Genèse: "Igitur perfecti
sunt caeli et terra et omnes ornatus eorum."Elbehnon, où est déjà lisible la
négativité de la parole poétique: "Elle bée non", désignerait selon Rolland de
Renéville, les fils des Elohim, les anges créateurs émanés de Jéhovah. Igitur
construit son art sur le vide abyssal (voir Un coup de dés jamais n'abolira le
hasard), et, à Minuit, à ce moment où le temps n'est pas, sépare du Chaos ses
constellations de signes.

Mallarmé Stéphane. Poésies. ; 1899.

Recueil poétique de Stéphane Mallarmé (1842-1898), publié à Bruxelles chez
Deman en 1899, en une édition à laquelle le poète travaillait au moment de sa
mort.
Un premier recueil, intitulé les Poésies de Stéphane Mallarmé avait paru
d'avril à octobre 1887 aux Éditions de la Revue indépendante, qui reproduisait
en un luxueux fac-similé photolithographique le manuscrit définitif de
l'auteur. Il ne comportait que deux poèmes inédits ("le Pitre châtié" et "Ses
purs ongles [...]" - également appelé "Sonnet allégorique de lui-même" ou
"Sonnet en - yx"), tous les autres ayant été l'objet de publications
antérieures dans diverses revues (l'Artiste; le Parnasse contemporain [un
ensemble de dix poèmes en 1866]; Lutèce [une demi-douzaine de poèmes
recueillis par Verlaine à l'occasion d'un article sur les "Poètes maudits" en
1883]; la Revue critique; Éventail; la Revue indépendante, etc.). En 1887, le
poète autorisa la publication de l'Album de vers et de prose (Bruxelles à
Librairie nouvelle et Paris à la Librairie universelle), version moins
luxueuse et de prix plus abordable du recueil précédent. En 1893, la Librairie
académique Didier-Perrin et Cie donna une édition augmentée de Vers et Prose.
Cette "réimpression académique" ne proposait cependant que des morceaux
choisis de l'édition de 1887 devenue introuvable. Mallarmé accepta donc une
nouvelle publication de ses Poésies chez Deman, publication pour laquelle il
avait adressé à l'éditeur bruxellois une maquette dès 1894.
Dans les premiers poèmes du recueil, composés à partir de 1860, Mallarmé
dialogue avec l'oeuvre de Baudelaire. Le lecteur y reconnaît aisément des
thèmes baudelairiens: la malédiction pesant sur le poète ("le Guignon"),
déchiré entre deux postulations, l'Azur, Idéal inaccessible et "Ici-Bas" ("les
Fenêtres"), l'Ennui ("Renouveau", "Brise marine"), la prostituée ("Une
négresse...", "Angoisse"), l'invocation à Satan ("le Sonneur"). Mallarmé
trouve chez le poète des Fleurs du mal tout un répertoire de motifs et une
écriture fondée sur les correspondances. Mais son écriture, plus elliptique et
plus heurtée, obéit à une démarche plus radicale: par exemple, si l'Azur
provoque l'aspiration à le rejoindre ("les Fenêtres"), si le sujet croit
pouvoir braver l'Absolu ("le Pitre châtié") en un bain qui se révèle traître,
il doit se résoudre à fuir un rêve qui le hante ("l'Azur") et à trouver refuge
dans la chevelure d'une femme, pour y plonger et trouver l'oubli de soi
("Angoisse", "Tristesse d'été"). L'évidence du Néant s'impose: "Le ciel est
mort."
Dans Hérodiade, la "Froide enfant" se détourne de l'Azur pour se replier sur
son intériorité virginale et attendre l'inconnu. L'Après-midi d'un faune
réduit la possession des nymphes à un rêve et une pure création esthétique.
Igitur affirme enfin le Néant et proclame haut la mort de Dieu. Désormais, le
poète dialogue avec le Néant.

Bien qu'il ambitionne de ne se consacrer désormais qu'au Livre, Mallarmé
continue d'écrire, souvent poussé par les circonstances. La seconde partie du
recueil se partage en trois tendances. Les "Hommages" et les "Tombeaux",
auxquels il faut adjoindre "Prose [pour Des Esseintes]", se fondent sur
l'opposition entre le poète et la foule (voir sur ce sujet Divagations) et
affirment la contingence de la mort, qui n'empêche pas le poète de se survivre
à lui-même dans son oeuvre. Le poème importe avant tout: même si "l'ombre
menace de sa fatale loi / Tel vieux rêve", la poésie témoigne du génie,
l'écriture venant démentir le vide inscrit dans la "fenêtre". Cette victoire
illusoire et mensongère du poème, lieu où rien ne s'accomplit que le poème
("Sonnet en -yx"; "Prose") n'interdit pas une inspiration plus légère en
apparence: le souffle d'un éventail tout aérien ("Éventail", "Autre
Éventail"), ou un "tourbillon de mousseline" ("Billet à Whistler") habitent le
vide, le blanc, le temps du poème, tout en étant liés à une image de la femme,
réduite à la chevelure où le poète-faune plonge pour "semer de rubis le doute"
("la Chevelure") ou "expirer" ("Quelle soie"). Le dernier sonnet du recueil
vient, peut-être, assurer un équilibre entre ces deux tendances, le rêve
projeté sur le néant ("l'antique amazone") et la réalité où le rêve vient
sombrer (la femme de chair).
Cette présentation chronologique ne correspond pas à l'ordre adopté par le
poète dans son recueil. L'indice le plus probant est fourni par "Salut", qui
fait de "Rien" le terme inaugural. Ce rien qui réapparaît dans "Rondels", en
opposition au projet et au rêve, ou dans le "Billet à Whistler", rien aérien,
associé non à des "rafales", mais à une danseuse qui "puisse [...] / de sa
jupe éventer Whistler". Le rien est ainsi l'arabesque dessinée dans un
mouvement et dans un souffle sur une surface, un court instant: il devient
écume, autre manifestation mallarméenne de la trace ("Salut", "Victorieusement
fui", "Au seul souci de voyager"), mousse fragile qui recouvre des profondeurs
de néant où sombrer ("A la nue accablante"). Les motifs de la guirlande ou de
la dentelle appartiennent au même réseau thématique qui s'actualise en des
métaphores à registre maritime et/ou vestimentaire aux connotations textuelles
évidentes. Saluer, lever une coupe de champagne pour porter un toast, c'est
rappeler l'oralité de la poésie où se confondent le verre et le vers, la coupe
et la coupe, et montrer la surface étale d'un liquide où viennent éclater des
bulles de néant - la poésie. Le retour sur soi de la poésie est bel et bien
constant dans le recueil. "Le Vierge, le Vivace et le bel aujourd'hui" dit une
surface blanche impolluée et montre le cygne / signe déchiré entre deux
postulations: "la région où vivre" ("là-bas" de "Brise marine", l'"inutile
gisement" annoncé par l'oiseau à Vasco de Gama) et "l'espace infligé à
l'oiseau qui le nie". La fiction (l'anecdote narrée) devient allégorie de
l'écriture du texte: l'espace désigné est espace de mots ("Prose"). Le
déictique ("Cette écume", "Salut"; "Ce lieu", "le Vierge, le Vivace") désigne
le poème lui-même qui réfère à l'acte qu'il est, givre impalpable dispersé sur
"l'horreur du sol", blancheur jetée sur la blancheur. Voici le lecteur invité
à ce voyage de la surface dissimulant en ses profondeurs une agonie
perpétuelle.
Rien, car la réalité est niée ("Toute l'âme résumée"), car la présence
incarnée s'efface pour que le poète se confonde avec son oeuvre dans
l'éternité ("Tombeau d'Edgar Poe"). Ce rejet radical du monde (voir
Divagations) permet l'accès au mystère, qui est la beauté de l'univers révélé
à la conscience pure. Certains poèmes s'achèvent sur un déplacement du point
de vue, depuis l'humain jusqu'au cosmique ("Sonnet en -yx", "Quand l'ombre
menaça"), offrant l'image d'une totalité structurée, métaphore du poème.
D'autres font du végétal qui s'épanouit ("les Fleurs", le "bosquet" de "Toast
funèbre", les "lis" de "Prose") des métaphores de ce paradis verbal "humble et
large" auquel le poète accède. C'est pourquoi, enfin, parce que le poème
n'offre que des re-présentations qui se superposent à une ignorance ("Toast
funèbre"), cette fleur ou ces diamants restent sans effet sur le visage de la
dormeuse à son éveil ("Rondels I"). Ces rêves ne sont que des mots jetés sur
l'absence.
Dans la coupe de "Salut" se noie "une troupe / De sirènes mainte". Cette
sirène, qui hantera la poésie d'Apollinaire, puis celle de Desnos, représente
la poésie qui habite la profondeur inaccessible sinon au risque de la mort. Le
soleil, à cet égard, qui va jusqu'à rythmer l'écriture mallarméenne dans
l'alternance du Faune et d'Hérodiade, concentre en lui les diverses
postulations de la poésie: ou, levant, il combat "la lampe angélique" ("Don du
poème"), ou, à son zénith, élevé, il échappe au poète qui est en rupture avec
lui ("Renouveau") et se plante dans un azur ironique au point que le poète
désire le voiler ("l'Azur"), ou, plongeant, il est l'objet d'une "langueur
infinie" ("Soupir"), simple "gloriole / Haute à ne la pas toucher / Dont maint
ciel se bariole / Avec les ors de coucher" ("Petit Air I"). La poésie peut
être reconquête de ce grand éclat pour la Terre et la gloire de l'homme
("Quand l'ombre menaça"). Mais il revient avant tout à la femme de manifester,
par l'ouverture de sa chevelure rayonnante, l'éclat d'un feu intérieur. La
chevelure solaire accomplit "l'exploit / De semer de rubis le doute qu'elle
écorche / Ainsi qu'une joyeuse et tutélaire torche" ("la Chevelure"). L'éros
substitue au manque une possession toute terrestre investie des pierreries si
chères au poète. L'Ophélie jamais noyée hante ainsi la surface des poèmes ("A
la nue accablante tu"), apportant la joie et ses rires libérateurs. Aérien,
susceptible de s'ouvrir et de se refermer, de se donner et de se dérober,
d'être pli métaphorique du livre à faire qui en un éclair fait voir le
mystère, l'éventail, instrument féminin, ou sa version dégradée de chiffon à
ménage, métamorphose la froide glace où est pris le cygne/signe en un rire
floral libérateur. Le versant érotique mallarméen s'oppose ainsi au précipice
où sombre, en un désastre, le poète.
Dans les premiers poèmes, le texte est très souvent narratif (récit d'allure
mythique dans "le Guignon"; récit allégorique, articulé autour d'un "ainsi"
dans "les Fenêtres"). Les étapes d'un devenir sont nettement mises en place
(dans "Renouveau": "Le printemps", "Puis je", "J'attends", "Cependant") et
dans ce cadre temporel la pensée s'énonce clairement. Mais, dans les poèmes
postérieurs à la crise d'Igitur, l'anecdote ou l'intertexte baudelairien
cèdent le pas au tout petit rien, parfois bien prosaïque. Souvent, le poème
n'est dicté que par une humble circonstance, voire fondé sur un simple geste -
d'une chevelure, d'un éventail, ou de Mme Mallarmé époussetant un miroir: le
poème se déploie alors comme un commentaire gravitant autour de ce rien (le
présent de l'indicatif est alors un temps mental). Mais la présence de ce rien
peut s'inscrire plus subtilement dans une tautologie (fondée ici sur
l'étymologie) où le vers et l'écriture qui le porte semblent se replier sur
eux-mêmes: "Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx." Dès l'ouverture, le
"Sonnet en -yx" devient allégorique de lui-même: cette autoréférence chasse du
poème toute réalité et affirme la nature symbolique de la poésie. La suite du
poème conjuguera ensuite cette présence en cours d'effacement ("L'Angoisse [ -
], ce minuit [ - ] soutient [+] lampadophore [+] Maint rêve [+] vespéral [ - ]
brûlé [ - ] par le Phénix [+] que ne recueille pas de cinéraire amphore [ -
]"). Rien n'a lieu que le lieu, dans une suite d'affirmations toujours niées.
Privée d'objet, la poésie se célèbre elle-même: les "tombeaux", comme le geste
d'élévation de la coupe ou du verre/vers, appartiennent à une liturgie
poétique (voir Divagations) où, au-delà de la mort qu'ils nient, en opposition
à une foule ignorante que Mallarmé traite avec ironie ("le Tombeau d'Edgar
Poe", "Tombeau" de Verlaine), les poètes désincarnés sont les officiants
spirituels d'un culte nouveau qui s'affuble volontiers de l'imagerie
catholique qu'il intègre et dépasse ("Sainte").
Mais ce culte du beau, en l'art nouveau, est-il réservé à une élite? On sait
la formule qui condamne dans les "hérésies artistiques, "l'Art pour tous"":
"Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s'enveloppe de mystère"
(l'Artiste, 15 septembre 1862). L'hermétisme mallarméen trouverait là son plus
sûr fondement: fermée, l'oeuvre retrouve sa nature religieuse et sacrée. Il
est vrai que l'intransigeance du poète - exigence de pureté, impuissance à
l'atteindre qui peut mener à l'abandon à la matière ou au suicide ("le
Sonneur") - est à la mesure d'un tel projet. Cependant, le poète ne renonce
pas à être lu: l'hermétisme est moins une interdiction faite au lecteur
d'accéder au mystère qu'un élément constitutif du mystère poétique lui-même:
"Donner un sens plus pur aux mots de la tribu" ("le Tombeau d'Edgar Poe") ne
signifie pas que l'on refuse de communiquer avec autrui. Le refus, du reste,
viendrait plutôt des membres de la "tribu", hésitant à se heurter aux
multiples difficultés du poème: syntaxiques (oppositions, retard calculé ou
nouveau départ, constructions équivoques [fin de "Toast funèbre", "Petit Air
I"], enchevêtrement des propositions, supériorité donnée au nom sur le verbe
dans les poèmes de la deuxième période); sémantiques (étymologisme, polysémie,
privilège de l'abstrait sur le concret, très compréhensible dans une poésie
qui efface toute réalité); phonétiques, rythmiques et prosodiques (utilisation
du monosyllabe en début ou fin de période pour surprendre le lecteur par une
forte rupture, utilisation des enjambements et rejets, hésitation provoquée
par le signifiant ["cela" dans "A la Nue"], accentuée par l'oralité de la
parole poétique ("Paphos" rime avec "triomphaux" ce qui invite à le lire "pas
faux" dans "Mes bouquins refermés"); rhétoriques (adjectifs métonymiques: voir
"Billet à Whistler"; "Salut"; "le Vierge, le Vivace"), métaphores qui se
superposent dans "le Pitre châtié" où l'amoureux est aussi poète et baigneur,
ou qui s'enchevêtrent dans le "Tombeau de Charles Baudelaire" où la
chevelure-flamme se mêle à la chevelure-femme de la prostituée)... Cette
poésie, qui épouse le cours d'une pensée en heurt à de multiples circonstances
et incidentes, est avant tout allusive (voir la thématique de la dentelle, de
la gaze, du voile...): il s'agit de "peindre non la chose, mais l'effet
qu'elle produit" (octobre 1864, à Cazalis). Mais, lucide, elle sait aussi être
ironique: "Hyperbole" ouvre "Prose" et le rend suspect d'une fausse plénitude
rhétorique. L'hésitation - la marche hésitante ("M'introduire dans ton
histoire") - est reine en ces poèmes qui de "balbutiement, ici refoulé dans
l'emploi d'incidentes multiplié, s'enlève en quelque équilibre supérieur, à
balancement prévu d'inversions" ("le Mystère dans les Lettres", Divagations).
Il revient au lecteur, cédant à "une ivresse belle, sans craindre même son
tangage" ("Salut") de trouver cet équilibre, tel qu'en lui-même...

Mallarmé Stéphane. Pour un tombeau d' Anatole. ; 1962.
Sous ce titre, M. Jean-Pierre Richard a publié, en 1962, un manuscrit du poète
français Stéphane Mallarmé (1842-1898), dont celui-ci ne mentionna jamais
l'existence et qui, comme tous les papiers qu'il laissait à sa mort, devait,
selon ses recommandations ultimes, être détruit. C'est, en notes brèves,
phrases déchiquetées, indications furtives, l'ébauche de l'oeuvre que le poète
projetait de dédier à son fils Anatole, mort de maladie à l'âge de huit ans
(1879). Tout porte à croire que ces notes furent écrites peu après
l'événement, comme si, à l'horreur de la disparition, Mallarmé avait répondu
par la souffrance atroce d'en exaspérer en lui la conscience et d'en méditer,
aussitôt, la signification. Cette méditation, telle que la reconstitue M.
Jean-Pierre Richard, s'inscrit dans la perspective d'une pensée agnostique,
qui écarte fermement l'idée d'une survie personnelle et fait de la mort le
point culminant de tout destin spirituel. La dialectique de la présence et de
l'absence a pour fin l'instant "de foudre" où les contraires se dépassent dans
l'unité de leur suprême affrontement. La rêverie mallarméenne immobilise
l'esprit parvenu au sommet de sa courbe, au point d'hésitation entre
l'ascension et la chute. Pour lui, alors, briller, s'éteindre, c'est tout un:
l'extase où se révèle la transcendance s'identifie au vertige de
l'anéantissment. Une telle conscience de la fin fut épargnée au petit malade
-qui, donc, en ce sens, n'est pas mort. Au père incombe la tâche d'assumer en
toute lucidité l'agonie du fils. Si le père survit au "mourir" ainsi pris en
charge et profondément entendu, c'est pour soustraire l' enfant à la zone
indécise où l'événement l'a placé -et l'éterniser. Mais la volonté de cacher
au mourant l'imminence de sa fin n'est-elle pas un sacrilège? En le tenant
dans l'ignorance, le père n'a-t-il pas commis envers son fils un inexpiable
crime, ne lui a-t-il pas volé le sens de sa disparition? Ce doute affreux,
inséparable de tout espoir de salut, est au centre du débat. Pour que sa
tentative de sauvetage spirituel ait un sens, il faut que Mallarmé nie avec
force que la mort ait eu lieu: le fils s'est résorbé dans l'essence
paternelle, le "germe de son être fut "repris en soi"". Il n'y eut que
"transfusion -changement de mode d'être, voilà tout". Mais cette résorption
n'implique nullement l'abolition de la personne du fils. Bien au contraire,
libéré par la corruption du corps, le fils, esprit pur, peut "régner en nous,
survivants -ou en la pureté absolue sur laquelle le temps pivote et se refait
(jadis Dieu) -état le plus divin". Si, du vivant de son fils, le père rêvait
de lui léguer la tâche immense qu'il avait conçue mais qu'il désespérait de
mener lui-même à bien, il reçoit en retour, à la mort de l' enfant, son propre
legs -mais enrichi de la "merveilleuse intelligence filiale" -, en sorte qu'il
lui appartient à nouveau de construire l'oeuvre -le Grand Oeuvre-, avec cette
"lucidité" qu'est en lui la présence du petit disparu. Ainsi s'accomplit, en
une infinie réciprocité, la divinisation du fils par le père et du père par le
fils -ce que Mallarmé nomme "l' hymen". Ici, devrait être élucidée la notion
essentielle de "fiction": en vertu d'un processus mis en évidence par le
poète, le fait absolu de la mort, devenant souvenir, rejoint l'illusoire où se
complaisait tout d'abord le rêve de la survie; parallèlement, ce rêve,
d'illusoire, devient absolu. "Il y a "irréalité" dans les deux cas." Mais en
quoi la survie de l' enfant est-elle un absolu, si seule l'abrite la mémoire
de ses parents? En maints passages du manuscrit, Mallarmé semble lier le sort
posthume de son fils à l'achèvement du "Livre". Faut-il en conclure que le
poète mettait tout son espoir dans la lumière qui s'attacherait à son nom?
Ainsi, celui qui défiait, au-delà du temps, la postérité même, aurait exposé
le meilleur de lui-même aux vicissitudes d'une gloire purement temporelle?
C'est oublier que l' éternité, telle que Mallarmé la conçoit, est aussi
étrangère à la notion terrestre d'une durée infinie qu'à cette même notion
transposée selon la croyance religieuse à un autre monde. Mais toute exégèse
est ici récusée par le silence en quoi se résorbe le chant funèbre du poète.
"Hugo... est heureux d'avoir pu parler, moi cela m'est impossible." Le
scandale de la mort engendre une révolte, c'est-à-dire une pensée. Or, dans la
mesure où penser la mort est tenter de la comprendre et où la comprendre
revient, en dernière analyse, à l'admettre, le père se découvre complice de la
puissance qui lui ravit son enfant. Quelles que soient les perspectives
ouvertes par cette méditation, il manquera toujours au poète l'aveu, le
consentement du principal intéressé. Un même mouvement engage le survivant à
opérer une tentative d' éternisation et le ramène, dès que se précisent les
chances de succès, à l'évidence matérielle du tombeau, au fait irrévocable de
la disparition. Mallarmé rêva d'accomplir en lui, par le truchement d'une
oeuvre, l'homme que son fils eût été et de "faire cela sans crainte de jouer
avec sa mort". C'est finalement cette crainte qui prévalut.
Mallarmé Stéphane. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. ; 1897.

Poème de Stéphane Mallarmé (1842-1898), publié à Paris dans la revue
Cosmopolis en mai 1897, et en volume chez Gallimard en 1914.
Peu avant sa mort, le poète projetait d'en donner une «grande édition chez
Lahure», illustrée de planches d'Odilon Redon, mais le projet n'aboutit pas.
En 1895 («Quant au livre», trois chroniques), puis en 1896 («le Mystère dans
les lettres»), le poète est revenu sur le projet obsédant du «Livre», oeuvre
totale, apparu dès 1866: «Je prévois qu'il me faudra vingt ans pour les cinq
livres dont se composera l'oeuvre» (Aubanel, 28 juillet 1866). Dans son
Autobiographie envoyée à Verlaine en 1895, il définit ainsi cette oeuvre dont
le Coup de dés ne sera que le premier jet: «L'explication orphique de la terre
qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence.»
Mallarmé se montra très attentif à la typographie. C'est dire que le livre est
ici un objet matériel: prise comme unité de mesure (Préface), la page devient
un espace vierge à trois dimensions où sourdent les signes. Les mots, à
l'image de notes musicales sur une partition, en leur rareté ou leur
multiplicité, imposent au lecteur un rythme de lecture, tandis que la taille
des caractères employés détermine l'intonation. Un coup de dés fut conçu par
Mallarmé en vue d'une «émission orale».
Les deux premières pages annoncent l'acte («UN COUP DE DÉS») et le cadre
hypothétique où il pourrait ne pas s'accomplir («JAMAIS»). En une première
supposition toute mathématique («soit que»), l'Abîme se creuse en une coque de
navire, dont la voile, telle une aile, demeure impuissante à s'envoler (page
3). Au-dessus de la tempête surgit le «MAITRE» qui affronte le destin, mais
qui hésite à lancer le Nombre contre le néant, laissant la place à une «ombre
puérile». Au bas de la page, «N'ABOLIRA», unique prophétie, rappelle la vanité
folle du geste (5). Le romain est remplacé dès lors par l'italique, plus
aérien pour désigner l'hypothétique («comme si»), attouchement du gouffre par
une «plume» dont le «prince amer» (Hamlet?) se coiffe, faisant raison de ce
que le vent livrait au hasard (7). Un instant, un éclat «scintille puis
ombrage» une sirène et un manoir; le spectacle de rêve s'abolit (8), tandis
que l'hypothèse du Nombre rejaillit, énigmatique. La plume sombre dans le
gouffre, le romain se mêle à l'italique _ «LE HASARD» _, puis l'emporte. Le
retour à l'océan initial, lieu abyssal, s'accomplit. «RIEN N'A EU LIEU», que
le poème de ce cycle du rien, excepté une constellation in-humaine, projection
froide et orgueilleuse de l'Esprit: «Toute Pensée émet un Coup de Dés», et
tout recommence.
Faut-il voir dans le Coup de dés un souvenir de "la Bouteille à la mer" (voir
les Destinées de Vigny)? Le poème de Mallarmé n'est pas ouvert sur un avenir
messianique, mais reste un récit clos sur lui-même. Les commentateurs ont
rappelé que «hasard» signifie, par étymologie, «dé». Les dés sont déjà jetés.
«Hyperbole» (voir "Prose pour Des Esseintes", dans Poésies), ce texte se
gonfle et se creuse, comme les flots dans la tempête, pour amplifier dans des
motifs secondaires une évidence tautologique: «Tout passe, par raccourci, en
hypothèse; on évite le récit» (Préface). Comme tout est joué, il ne saurait se
produire qu'un récit potentiel, problème quasi mathématique posé en une suite
de suppositions et de tournures hypothétiques (quand bien même, soit que,
comme si, si, existât-il). Cette syntaxe mentale dédramatise l'aventure du
«Maître» et de son «ombre puérile». Mallarmé ne songe nullement à exalter,
dans la grandeur du capitaine ou l'amertume du héros shakespearien, la figure
romantique de l'homme luttant contre la toute-puissance des éléments ou
affirmant sa spiritualité. L'océan est ici bien proche de la chambre d'Igitur:
même abîme, même tombeau d'ancêtre, même néant, pour un même geste, qui, cette
fois, ne sera pas accompli, sinon dans l'écriture. Hamlet incarne la
résignation à l'impuissance face au destin, «l'antagonisme de rêve chez
l'homme avec les fatalités de son existence départies par le malheur» (voir
«Hamlet», dans Divagations).
Qu'est-ce que ce Nombre? Ce qui serait capable d'apaiser la tempête, de rendre
son harmonie à une réalité désordonnée. Mais la nécessité mathématique, aux
relents mystiques, ne peut être jetée sur un monde que Dieu a livré au hasard.
Le Coup de dés accomplit cette formule apparue dans l'Argument d'Igitur:
«Vous, mathématiciens expirâtes-moi projeté absolu.» Le poème chante la mort
de Dieu et l'échec radical de toute tentative humaine. Il se construit,
édifiant des hypothèses qu'il détruit, ironisant sur sa propre démarche (le
prince est «amer», mais aussi «ombre puérile», à la «petite raison virile»; le
Nombre est «hallucination éparse d'agonie» et, après la chute de la plume, il
ne reste qu'à en «rire»). En ce mouvement, il essaime les constellations sur
les pages (les sept types de caractères pour environ sept cents mots évoquent
le «septuor» final du "Sonnet en -yx", voir Poésies). La fiction poétique,
divagation plaquée sur l'absence, fait du poème un jeu. «La littérature existe
et, si l'on veut, seule, à l'exception de tout. [...] A quoi sert cela _ A un
jeu» («la Musique et les Lettres», 1894). Le dernier mouvement du poème, en
une rupture, introduit un troisième terme par-delà l'antagonisme fondamental:
sur le rien qui anéantit l'homme se superpose la constellation poétique _ le
mensonge glorieux de la poésie.
Un mensonge donné à voir: le blanc de la page est essentiel dans cette
écriture, où les mots, telle la plume de Hamlet, ne s'élèvent que pour mieux
retourner au lieu dont ils émanent. De même que la syntaxe allusive et
elliptique pose les prémices d'un sens qui exige l'effort du lecteur, de même
la valeur figurative des caractères typographiques (taille, place dans
l'espace de la page, contexte...) redouble souvent le sens énoncé. Mallarmé
met en page, ou plutôt en scène, son poème, disposant des repères énigmatiques
en vue d'une lecture horizontale et verticale, restituant chez le lecteur
l'impuissance du Maître ou du Prince à déployer de manière continue une phrase
entière (le Nombre) du fait de la déclinaison de thèmes adjacents. Divagation,
la lecture «élévation ordinaire verse l'absence».

suite


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