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azadunifr : René Descartes

Les Passions de l’âme : Première partie

Art. 1. Que ce qui est passion au regard d’un sujet est toujours action à quelque autre égard

Il n’y a rien en quoi paraisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens sont défectueuses qu’en ce qu’ils ont écrit des passions. Car, bien que ce soit une matière dont la connaissance a toujours été fort recherchée, et qu’elle ne semble pas être des plus difficiles, à cause que chacun les sentant en soi-même on n’a point besoin d’emprunter d’ailleurs aucune observation pour en découvrir la nature, toutefois ce que les anciens en ont enseigné est si peu de chose, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir (328) aucune espérance d’approcher de la vérité qu’en m’éloignant des chemins qu’ils ont suivis. C’est pourquoi je serai obligé d’écrire ici en même façon que si je traitais d’une matière que jamais personne avant moi n’eût touchée. Et pour commencer, je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive. En sorte que, bien que l’agent et le patient soient souvent fort différents, l’action et la passion ne laissent pas d’être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter.

Art. 2. Que pour connaître les passions de l’âme il faut distinguer ses fonctions d’avec celles du corps.

Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action ; en sorte qu’il n’y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d’examiner la différence qui est entre l’âme et le corps, afin de connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous. (329)

Art. 3. Quelle règle on doit suivre pour cet effet.

A quoi on ne trouvera pas grande difficulté si on prend garde que tout ce que nous expérimentons être en nous, et que nous voyons aussi pouvoir être en des corps tout à fait inanimés, ne doit être attribué qu’à notre corps ; et, au contraire, que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit être attribué à notre âme.

Art. 4. Que la chaleur et le mouvement des membres procèdent du corps, et les pensées de l’âme.

Ainsi, à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes sortes de pensées qui sont en nous appartiennent à l’âme. Et à cause que nous ne doutons point qu’il y ait des corps inanimés qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nôtres, et qui ont autant ou plus de chaleur (ce que l’expérience fait voir en la flamme, qui seule a beaucoup plus de chaleur et de mouvement qu’aucun de nos membres), nous devons croire que toute la chaleur et tous les mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point de la pensée, n’appartiennent qu’au corps. (330)

Art. 5. Que c’est erreur de croire que l’âme donne le mouvement et la chaleur au corps.

Au moyen de quoi nous éviterons une erreur très considérable en laquelle plusieurs sont tombés, en sorte que j’estime qu’elle est la première cause qui a empêché qu’on n’ait pu bien expliquer jusques ici les passions et les autres choses qui appartiennent à l’âme. Elle consiste en ce que, voyant que tous les corps morts sont privés de chaleur et ensuite de mouvement, on s’est imaginé que c’était l’absence de l’âme qui faisait cesser ces mouvements et cette chaleur. Et ainsi on a cru sans raison que notre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos corps dépendent de l’âme, au lieu qu’on devait penser au contraire que l’âme ne s’absente, lorsqu’on meurt, qu’à cause que cette chaleur cesse, et que les organes qui servent à mouvoir le corps se corrompent.

Art. 6. Quelle différence il y a entre un corps vivant et un corps mort.

Afin donc que nous évitions cette erreur, considérons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales parties du corps se corrompt ; et jugeons que le corps d’un homme vivant diffère autant de celui d’un homme (331) mort que fait une montre, ou autre automate (c’est-à-dire autre machine qui se meut de soi-même), lorsqu’elle est montée et qu’elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre ou autre machine, lorsqu’elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse d’agir.

Art. 7. Brève explication des parties du corps, et de quelques-unes de ses fonctions.

Pour rendre cela plus intelligible, j’expliquerai ici en peu de mots toute la façon dont la machine de notre corps est composée. Il n’y a personne qui ne sache déjà qu’il y a en nous un cœur, un cerveau, un estomac, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et choses semblables. On sait aussi que les viandes qu’on mange descendent dans l’estomac et dans les boyaux, d’où leur suc, coulant dans le foie et dans toutes les veines, se mêle avec le sang qu’elles contiennent, et par ce moyen en augmente la quantité. Ceux qui ont tant soit peu ouï parler de la médecine savent, outre cela, comment le cœur est composé et comment tout le sang des veines peut facilement couler de la veine cave en son côté droit, et de là passer dans le poumon par le vaisseau qu’on nomme la veine artérieuse, puis retourner du poumon dans le côté gauche du cœur par le vaisseau nommé l’artère veineuse, et enfin passer de là dans la (332) grande artère, dont les branches se répandent par tout le corps. Même tous ceux que l’autorité des anciens n’a point entièrement aveuglés, et qui ont voulu ouvrir les yeux pour examiner l’opinion d’Hervaeus touchant la circulation du sang, ne doutent point que toutes les veines et les artères du corps ne soient comme des ruisseaux par où le sang coule sans cesse fort promptement, en prenant son cours de la cavité droite du cœur par la veine artérieuse, dont les branches sont éparses en tout le poumon et jointes à celles de l’artère veineuse, par laquelle il passe du poumon dans le côté gauche du cœur ; puis de là il va dans la grande artère, dont les branches, éparses par tout le reste du corps, sont jointes aux branches de la veine cave, qui portent derechef le même sang en la cavité droite du cœur ; en sorte que ces deux cavités sont comme des écluses par chacune desquelles passe tout le sang à chaque tour qu’il fait dans le corps. De plus, on sait que tous les mouvements des membres dépendent des muscles, et que ces muscles sont opposés les uns aux autres, en telle sorte que, lorsque l’un d’eux s’accourcit, il tire vers soi la partie du corps à laquelle il est attaché, ce qui fait allonger au même temps le muscle qui lui est opposé ; puis, s’il arrive en un autre temps que ce dernier s’accourcisse, il fait que le premier se rallonge, et il retire vers soi la partie à laquelle ils sont attachés. Enfin on sait que tous ces mouvements des muscles, comme aussi tous les sens, dépendent des nerfs, qui sont comme de petits filets ou comme de petits tuyaux qui viennent tous du cerveau, et contiennent ainsi que lui un certain air ou vent très subtil qu’on nomme les esprits animaux. (333)

Art. 8. Quel est le principe de toutes ces fonctions.

Mais on ne sait pas communément en quelle façon ces esprits animaux et ces nerfs contribuent aux mouvements et aux sens, ni quel est le principe corporel qui les fait agir. C’est pourquoi, encore que j’en aie déjà touché quelque chose en d’autres écrits, je ne laisserai pas de dire ici succinctement que, pendant que nous vivons, il y a une chaleur continuelle en notre cœur, qui est une espèce de feu que le sang des veines y entretient, et que ce feu est le principe corporel de tous les mouvements de nos membres.

Art. 9. Comment se fait le mouvement du cœur.

Son premier effet est qu’il dilate le sang dont les cavités du cœur sont remplies ; ce qui est cause que ce sang, ayant besoin d’occuper un plus grand lieu, passe avec impétuosité de la cavité droite dans la veine artérieuse, et de la gauche dans la grande artère ; puis, cette dilatation cessant, il entre incontinent de nouveau sang de la veine cave en la cavité droite du cœur, et de l’artère veineuse en la gauche. Car il y a de petites peaux aux entrées de ces quatre vaisseaux, tellement disposées qu’elles font que le sang ne peut entrer dans le cœur (334) que par les deux derniers ni en sortir que par les deux autres. Le nouveau sang entré dans le cœur y est incontinent après raréfié en même façon que le précédent. Et c’est en cela seul que consiste le pouls ou battement du cœur et des artères ; en sorte que ce battement se réitère autant de fois qu’il entre de nouveau sang dans le cœur. C’est aussi cela seul qui donne au sang son mouvement, et fait qu’il coule sans cesse très vite en toutes les artères et les veines, au moyen de quoi il porte la chaleur qu’il acquiert dans le cœur à toutes les autres parties du corps, et il leur sert de nourriture.

Art. 10. Comment les esprits animaux sont produits dans le cerveau.

Mais ce qu’il y a ici de plus considérable, c’est que toutes les plus vives et plus subtiles parties du sang que la chaleur a raréfiées dans le cœur entrent sans cesse en grande quantité dans les cavités du cerveau. Et la raison qui fait qu’elles y vont plutôt qu’en aucun autre lieu, est que tout le sang qui sort du cœur par la grande artère prend son cours en ligne droite vers ce lieu-là, et que, n’y pouvant pas tout entrer, à cause qu’il n’y a que des passages fort étroits, celles de ses parties qui sont les plus agitées et les plus subtiles y passent seules pendant que le reste se répand en tous les autres endroits du corps. Or, ces parties du sang très subtiles composent les esprits animaux. Et elles n’ont besoin à cet effet de recevoir aucun autre changement dans le cerveau, sinon qu’elles y sont séparées des autres parties du sang moins subtiles. Car ce que je nomme ici des esprits ne sont que des corps, et ils (335) n’ont point d’autre propriété sinon que ce sont des corps très petits et qui se meuvent très vite, ainsi que les parties de la flamme qui sort d’un flambeau. En sorte qu’ils ne s’arrêtent en aucun lieu, et qu’à mesure qu’il en entre quelques-uns dans les cavités du cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de là dans les muscles, au moyen de quoi ils meuvent le corps en toutes les diverses façons qu’il peut être mû.

Art. 11. Comment se font les mouvements des muscles.

Car la seule cause de tous les mouvements des membres est que quelques muscles s’accourcissent et que leurs opposés s’allongent, ainsi qu’il a déjà été dit ; et la seule cause qui fait qu’un muscle s’accourcit plutôt que son opposé est qu’il vient tant soit peu plus d’esprits du cerveau vers lui que vers l’autre. Non pas que les esprits qui viennent immédiatement du cerveau suffisent seuls pour mouvoir ces muscles, mais ils déterminent les autres esprits qui sont déjà dans ces deux muscles à sortir tous fort promptement de l’un d’eux et passer dans l’autre ; au moyen de quoi celui d’où ils sortent (336) devient plus long et plus lâche ; et celui dans lequel ils entrent, étant promptement enflé par eux, s’accourcit et tire le membre auquel il est attaché. Ce qui est facile à concevoir, pourvu que l’on sache qu’il n’y a que fort peu d’esprits animaux qui viennent continuellement du cerveau vers chaque muscle, mais qu’il y en a toujours quantité d’autres enfermés dans le même muscle qui s’y meuvent très vite, quelquefois en tournoyant seulement dans le lieu où ils sont, à savoir, lorsqu’ils ne trouvent point de passages ouverts pour en sortir, et quelquefois en coulant dans le muscle opposé. D’autant qu’il y a de petites ouvertures en chacun de ces muscles par où ces esprits peuvent couler de l’un dans l’autre, et qui sont tellement disposées que, lorsque les esprits qui viennent du cerveau vers l’un d’eux ont tant soit peu plus de force que ceux qui vont vers l’autre, ils ouvrent toutes les entrées par où les esprits de l’autre muscle peuvent passer en celui-ci, et ferment en même temps toutes celles par où les esprits de celui-ci peuvent passer en l’autre ; au moyen de quoi tous les esprits contenus auparavant en ces deux muscles s’assemblent en l’un d’eux fort promptement, et ainsi l’enflent et l’accourcissent, pendant que l’autre s’allonge et se relâche.

Art. 12. Comment les objets de dehors agissent contre les organes des sens.

Il reste encore ici à savoir les causes qui font que les esprits ne coulent pas toujours du cerveau dans les (337) muscles en même façon, et qu’il en vient quelquefois plus vers les uns que vers les autres. Car, outre l’action de l’âme, qui véritablement est en nous l’une de ces causes, ainsi que je dirai ci-après, il y en a encore deux autres qui ne dépendent que du corps, lesquelles il est besoin de remarquer. La première consiste en la diversité des mouvements qui sont excités dans les organes des sens par leurs objets, laquelle j’ai déjà expliquée assez amplement en la Dioptrique ; mais afin que ceux qui verront cet écrit n’aient pas besoin d’en avoir lu d’autres, je répéterai ici qu’il y a trois choses à considérer dans les nerfs, à savoir : leur mœlle, ou substance intérieure qui s’étend en forme de petits filets depuis le cerveau, d’où elle prend son origine, jusques aux extrémités des autres membres auxquelles ces filets sont attachés ; puis les peaux qui les environnent et qui, étant continues avec celles qui enveloppent le cerveau, composent de petits tuyaux dans lesquels ces petits filets sont enfermés ; puis enfin les esprits animaux qui, étant portés par ces mêmes tuyaux depuis le cerveau jusques aux muscles, sont cause que ces filets y demeurent entièrement libres et étendus, en telle sorte que la moindre chose qui meut la partie du corps où l’extrémité de quelqu’un d’eux est attachée, fait mouvoir par même moyen la partie du cerveau d’où il vient, en même façon que lorsqu’on tire un des bouts d’une corde on fait mouvoir l’autre. (338)

Art. 13. Que cette action des objets de dehors peut conduire diversement les esprits dans les muscles.

Et j’ai expliqué en la Dioptrique comment tous les objets de la vue ne se communiquent à nous que par cela seul qu’ils meuvent localement, par l’entremise des corps transparents qui sont entre eux et nous, les petits filets des nerfs optiques qui sont au fond de nos yeux, et ensuite les endroits du cerveau d’où viennent ces nerfs ; qu’ils les meuvent, dis-je, en autant de diverses façons qu’ils nous font voir de diversités dans les choses, et que ce ne sont pas immédiatement les mouvements qui se font en l’œil, mais ceux qui se font dans le cerveau, qui représentent à l’âme ces objets. A l’exemple de quoi il est aisé de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la douleur, la faim, la soif, et généralement tous les objets, tant de nos autres sens extérieurs que de nos appétits intérieurs, excitent aussi quelque mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusqu’au cerveau. Et outre que ces divers mouvements du cerveau font avoir à notre âme divers sentiments, ils peuvent aussi faire sans elle que les esprits prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres, et ainsi qu’ils meuvent nos membres. Ce que je prouverai seulement ici par un exemple. Si quelqu’un avance promptement (339) sa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoique nous sachions qu’il est notre ami, qu’il ne fait cela que par jeu et qu’il se gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empêcher de les fermer ; ce qui montre que ce n’est point par l’entremise de notre âme qu’ils se ferment puisque c’est contre notre volonté, laquelle est sa seule ou du moins sa principale action, mais que c’est à cause que la machine de notre corps est tellement composée que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un autre mouvement en notre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans les muscles qui font abaisser les paupières.

Art. 14. Que la diversité qui est entre les esprits peut aussi diversifier leur cours.

L’autre cause qui sert à conduire diversement les esprits animaux dans les muscles est l’inégale agitation de ces esprits et la diversité de leurs parties. Car lorsque quelques-unes de leurs parties sont plus grosses et plus agitées que les autres, elles passent plus avant en ligne droite dans les cavités et dans les pores du cerveau, et par ce moyen sont conduites en d’autres muscles qu’elles ne le seraient si elles avaient moins de force. (340)

Art. 15. Quelles sont les causes de leur diversité.

Et cette inégalité peut procéder des diverses matières dont ils sont composés, comme on voit en ceux qui ont bu beaucoup de vin que les vapeurs de ce vin, entrant promptement dans le sang, montent du cœur au cerveau, où elles se convertissent en esprits qui, étant plus forts et plus abondants que ceux qui y sont d’ordinaire, sont capables de mouvoir le corps en plusieurs étranges façons. Cette inégalité des esprits peut aussi procéder des diverses dispositions du cœur, du foie, de l’estomac, de la rate et de toutes les autres parties qui contribuent à leur production. Car il faut principalement ici remarquer certains petits nerfs insérés dans la base du cœur qui servent à élargir et étrécir les entrées de ces concavités, au moyen de quoi le sang, s’y dilatant plus ou moins fort, produit des esprits diversement disposés. Il faut aussi remarquer que, bien que le sang qui entre dans le cœur y vienne de tous les autres endroits du corps, il arrive souvent néanmoins qu’il y est davantage poussé de quelques parties que des autres, à cause que les nerfs et les muscles qui répondent à ces parties-là le pressent ou l’agitent davantage, et que, selon la diversité des parties desquelles il vient le plus, il se dilate diversement dans le cœur, et ensuite produit des esprits qui ont des qualités différentes. Ainsi, par exemple, celui qui vient de la partie inférieure du foie, où est le fiel, (341) se dilate d’autre façon dans le cœur que celui qui vient de la rate, et celui-ci autrement que celui qui vient des veines des bras ou des jambes, et enfin celui-ci tout autrement que le suc des viandes, lorsque, étant nouvellement sorti de l’estomac et des boyaux, il passe promptement par le foie jusques au cœur.

Art. 16. Comment tous les membres peuvent être mus par les objets des sens et par les esprits sans l’aide de l’âme.

Enfin il faut remarquer que la machine de notre corps est tellement composée que tous les changements qui arrivent au mouvement des esprits peuvent faire qu’ils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres, et réciproquement que, lorsque quelqu’un de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de coutume par l’action des nerfs qui servent aux sens, cela change quelque chose au mouvement des esprits, et fait qu’ils sont conduits dans les muscles qui servent à mouvoir le corps en la façon qu’il est ordinairement mû à l’occasion d’une telle action. En sorte que tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bêtes) ne dépendent que de la conformation de (342) nos membres et du cours que les esprits, excités par la chaleur du cœur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues.

Art. 17. Quelles sont les fonctions de l’âme.

Après avoir ainsi considéré toutes les fonctions qui appartiennent au corps seul, il est aisé de connaître qu’il ne reste rien en nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres, à savoir : les unes sont les actions de l’âme, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions sont toutes nos volontés, à cause que nous expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme, et semblent ne dépendre que d’elle. Comme, au contraire, on peut généralement nommer ses passions toutes les sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont, et que toujours elle les reçoit des choses qui sont représentées par elles.

Art. 18. De la volonté.

Derechef nos volontés sont de deux sortes. Car les (343) unes sont des actions de l’âme qui se terminent en l’âme même, comme lorsque nous voulons aimer Dieu ou généralement appliquer notre pensée à quelque objet qui n’est point matériel. Les autres sont des actions qui se terminent en notre corps, comme lorsque de cela seul que nous avons la volonté de nous promener, il suit que nos jambes se remuent et que nous marchons.

Art. 19. De la perception.

Nos perceptions sont aussi de deux sortes, et les unes ont l’âme pour cause, les autres le corps. Celles qui ont l’âme pour cause sont les perceptions de nos volontés et de toutes les imaginations ou autres pensées qui en dépendent. Car il est certain que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous n’apercevions par même moyen que nous la voulons ; et bien qu’au regard de notre âme ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c’est aussi en elle une passion d’apercevoir qu’elle veut. Toutefois, à cause que cette perception et cette volonté ne sont en effet qu’une même chose, la dénomination se fait toujours par ce qui est le plus noble, et ainsi on n’a point coutume de la nommer une passion, mais seulement une action. (344)

Art. 20. Des imaginations et autres pensées qui sont formées par l’âme.

Lorsque notre âme s’applique à imaginer quelque chose qui n’est point, comme à se représenter un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu’elle s’applique à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non point imaginable, par exemple à considérer sa propre nature, les perceptions qu’elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu’elle les aperçoit. C’est pourquoi on a coutume de les considérer comme des actions plutôt que comme des passions.

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